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Edito : La ville du futur sera intelligente
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L’urbanisation est certainement l’un des phénomènes humains les plus frappants depuis un siècle et quelques chiffres suffisent à s’en convaincre : en 1900, moins d’un homme sur dix vivait en ville, alors qu’aujourd’hui c’est le cas pour 55 % de l’Humanité et l’on estime que, dans 15 ans, cinq milliards d’êtres humains vivront en milieu urbain et que, 30 ans plus tard, deux terriens sur trois, soit sept milliards d'humains vivront en ville…
On compte aujourd’hui plus d’un million d’unités urbaines dans le monde, dont 417 comptent plus d’un million d’habitants et 36 regroupent déjà plus de dix millions d’habitants. Et cette tendance va se poursuivre puisque qu’on estime qu’en 2050 les dix plus grandes villes du monde regrouperont à elles seules 330 millions d’habitants, c’est-à-dire plus que la population actuelle des Etats-Unis…
En 2015, 12 % de la population mondiale résidaient déjà dans les 28 plus grandes villes du globe et 140 villes concentraient 45 % du PIB européen. Mais dans 15 ans, les 750 villes de plus d’un million d’habitants que comptera la planète produiront 60 % du PIB mondial. Dans un discours prophétique prononcé en 2009, l'ancien maire de Denver, Wellington Webb, a parfaitement résumé l’importance de cet enjeu urbain, en déclarant « Le XIXe siècle était un siècle d'empires, le XXe un siècle d'états-nations. Le XXIe siècle sera celui des villes ».
Un seul chiffre résume à lui seul la révolution numérique urbaine en cours : 50 millions d’objets connectés aujourd’hui, 50 milliards d’ici 2020 ! L’utilisation croissante des données massives (Big Data), dont le volume mondial double tous les deux ans, est en train de révolutionner l’organisation, la gestion et la gouvernance des villes en leur donnant accès à des flux immenses d’informations qu’il est à présent possible d’exploiter pleinement grâce à l’intelligence artificielle combinée à la puissance des systèmes informatiques.
Dans ce domaine, la dernière évolution en date est certainement celle des chatbots, qui permet une intelligence conversationnelle dans l’analyse des données, ce qui se traduit concrètement par des interfaces de dialogue naturel entre les utilisateurs humains et les différents systèmes informatiques chargés de la gestion urbaine.
De manière remarquable, les chatbots sont également en train de bouleverser l’organisation et le fonctionnement des démocraties urbaines. Aux États-Unis, dans l’Illinois le compte Twitter Trib IL Campaign cash est par exemple géré par un bot chargé d’assurer la transparence du financement des campagnes électorales. C’est ainsi que chaque donation d’un montant supérieur à 1000 $ faite à un candidat est identifiée et comptabilisée par un bot qui va également rechercher automatiquement des informations sur le donateur. Grâce à cette application, les habitants de l’Illinois peuvent facilement savoir quels candidats reçoivent des financements, et de quels donateurs provient cet argent. Il faut également citer l’exemple du site ManyChat qui permet aux hommes politiques de créer facilement un bot destiné à dialoguer sur le réseau social. Mais cette application ne se contente pas de gérer automatiquement l’information descendante, elle est également capable d’analyser intelligemment l’information remontante en décortiquant et en plaçant les remarques et réponses provenant des citoyens…
En Europe, Copenhague est incontestablement avec Barcelone, l’une des grandes métropoles les plus innovantes en matière de gestion et de gouvernance numériques. Dans cette région urbaine très dense, qui compte 1,3 million d’habitants (près d’un quart de la population du Danemark) les autorités locales ont conçu et mis en œuvre, en étroite concertation avec la population, une politique de développement numérique particulièrement riche et ambitieuse. De manière remarquable, Copenhague considère qu’il faut traiter comme un tout cohérent et global les problématiques complexes liées à l’énergie, à l’environnement, au transport et au développement urbain. Mais si les autorités locales jouent évidemment un rôle d’impulsion et de proposition, elles se refusent d’imposer « d’en haut » des solutions technologiques standard et uniformes aux habitants.
Ces derniers sont systématiquement consultés sur la pertinence de chaque nouvelle application numérique et si celle-ci ne donne pas satisfaction aux utilisateurs après expérimentation sur le terrain, elle est abandonnée sans état d’âme. Pour la capitale danoise et ses habitants, la technologie n’est en aucun cas une fin en soi et doit toujours être au service des usagers et s’articuler aux grands objectifs démocratiques définis par la population. La priorité de Copenhague est clairement affirmée : devenir la première métropole neutre en carbone dès 2025. Tous les services innovants participant au développement numérique de cette ville doivent donc être conçus et mis en œuvre de manière à servir en priorité cet objectif majeur.
Fidèle à l’esprit pragmatique qui caractérise la culture danoise, Copenhague expérimente les solutions numériques à tour de bras grâce à ses « laboratoires vivants » (Living Labs). La nouvelle étape du développement numérique de la capitale danoise est le projet EnergyLab Nordhavn qui va s’étaler sur quatre ans et vise à intégrer dans un système global, flexible et évolutif la production propre d’énergie et de chaleur à destination de l’industrie, des transports et des bâtiments d’habitation et de bureaux.
En matière de gestion et de traitement des déchets, Copenhague s’est dotée de poubelles intelligentes munies de capteurs qui permettent, au service municipal de ramassage des ordures, d’optimiser la collecte des déchets et d’anticiper leur recyclage et leur valorisation en aval. Les déplacements urbains constituent également l’un des grands axes stratégiques de développement numérique de Copenhague. Dans cette ville très dense, où un tiers du trafic automobile correspond à des automobilistes cherchant une place de stationnement, la gestion des places de parking se fait en temps réel et chaque automobiliste peut s’informer sur son Smartphone de la disponibilité de l’offre de stationnement le plus proche.
Mais Copenhague prépare déjà une autre révolution numérique, celle de l’ouverture des données massives et de la fusion des données publiques et privées. En mai dernier, la capitale danoise a inauguré la première place de marché pour la commercialisation de données publiques et privées. Baptisée City Data Exchange Copenhagen, cette plate-forme unique en son genre a été développée en collaboration avec Hitachi Insight Group. Elle vise à permettre un accès beaucoup plus large aux flux croissant de données publiques et privées. Dans ce pays très sourcilleux sur la protection de la vie privée et des libertés individuelles, les autorités municipales ont dû garantir à la population que l’ensemble des données qui seront échangées sur la City Data Exchange seront traitées selon des protocoles très stricts garantissant leur anonymat.
Au sud de l’Europe, Barcelone fait également figure de laboratoire d’expérimentation numérique. Dans cette ville caractérisée par une culture très marquée, axée sur la convivialité et la solidarité entre générations, les services numériques sont d’abord déployés pour préserver le lien social des personnes âgées qui représentent déjà plus de 20 % de la population. Barcelone a notamment lancé le projet Vincles BCN qui vise à généraliser la télésanté et la télémédecine. La démocratie participative est également au cœur de ce développement numérique, comme le montre le succès de la plate-forme de participation ouverte Decidim qui permet aux habitants de soumettre aux élus leurs suggestions et propositions. Il est également possible pour chaque habitant de signaler en temps réel, via son Smartphone, un dysfonctionnement ou un problème aux autorités municipales, qu’il s’agisse d’une chaussée endommagée, d’un lampadaire défectueux ou d’un accident de voiture.
La capitale catalane a également développé un remarquable service d’administration électronique qui permet à tous les habitants, grâce à l’application Mobile ID, d’accomplir en ligne une multitude de formalités administratives à partir de son mobile et de prendre rendez-vous avec les services municipaux. Comme à Copenhague, les places de stationnement sont gérées de manière intelligente grâce à des capteurs et l’éclairage public se coupe automatiquement lorsqu’il ne détecte pas de présence humaine à proximité.
Il faut enfin évoquer les expérimentations numériques en cours de généralisation à Singapour, première ville au monde à proposer un système électronique de péage dont le montant évolue en fonction du trafic. En attendant de pouvoir proposer à tous ses habitants des déplacements urbains à l’aide de navettes autonomes, Singapour a lancé en novembre 2014 l’ambitieux programme « Smart Nation » qui vise à collecter et à traiter de manière intelligente le maximum de données publiques et privées dans le but d’offrir une multitude de nouveaux services aux habitants.
La priorité des autorités politiques de cette mégapole, qui compte plus de 5 millions d’habitants, est de limiter drastiquement l’usage des voitures particulières en recourant notamment à un système très efficace de dissuasion financière, entièrement contrôlé par les technologies numériques : vignette annuelle pour le droit d’utiliser son véhicule, péage journalier pour l’accès à certaines zones urbaines et péages pour le stationnement.
Pour compenser ces restrictions toujours plus grandes visant à terme à éliminer complètement les véhicules particuliers de cette cité-État, Singapour a mis en œuvre un vaste plan destiné à gérer de manière souple et intelligente la flotte de bus qui transportent quotidiennement plus de 3 millions de personnes. Mais ce gigantesque laboratoire asiatique du développement numérique urbain veut aller encore plus loin en intégrant d’ici cinq ans toutes les données publiques et privées dans une plate-forme baptisée Virtual Singapore qui permettra d’évoluer virtuellement et en trois dimensions dans cette mégapole tentaculaire.
Mais il ne faudrait pas croire que cette révolution numérique urbaine est un luxe de pays riches qui se limite aux villes prospères d'Amérique du Nord ou d'Europe. Il est impossible ici de recenser les multiples expérimentations en cours dans les pays émergents mais il faut au moins évoquer l’exemple de l’État de Rio au Brésil. Dans cette région qui dispose de moyens financiers et budgétaires bien plus limités qu’aux États-Unis, en Europe ou à Singapour, et doit faire face à des défis urbains autrement plus grands, une petite équipe de quelques dizaines de personnes a réussi à accomplir un travail remarquable en développant et en adaptant les technologies numériques aux besoins spécifiques de la population locale. La « Pensa team » brésilienne n’a pas beaucoup de moyens mais elle fourmille d’idées et de projets, tous plus innovants les uns que les autres et principalement axés sur la santé, l’environnement et la sécurité.
Parmi les succès éclatants à mettre au crédit de cette petite organisation chargée du développement numérique, il faut mentionner le contrôle de l’épidémie de dengue en 2014, dont les cas ont pu être réduits de 98 % d'une année à l'autre, grâce au recueil et au croisement intelligents des différents flux de données médicaux, sanitaires et sociaux disponibles. Aujourd’hui, la Pensa Team continue à innover et travaille sur des systèmes prédictifs visant à prévenir les inondations et intempéries dévastatrices des régions tropicales et à améliorer la qualité de service des transports en commun, tout en réduisant leurs coûts pour l’usager et la collectivité. Comme l’explique le responsable de cette équipe de choc, Pablo Cerdeira, « Nous avons à présent à notre disposition des outils d’évaluation modulables qui nous permettent de modéliser et d’évaluer l’efficacité et les coûts sociaux de toutes les politiques publiques mises en œuvre, et cela change tout ».
Il est frappant d’observer qu’au-delà de la grande diversité de ces expérimentations et des contextes sociaux et culturels dans lesquels elles se déroulent, le développement numérique urbain fonctionne et produit des résultats parfois étonnants à partir du moment où il est pensé, non pas en fonction de la technologie mais pour être au service des citadins et répondre concrètement à leurs besoins et à leurs aspirations.
Il est également très encourageant de constater que les quelques projets de villes intelligentes que j’ai évoqués montrent à quel point le développement économique, la maîtrise de l’énergie, la protection de l’environnement et la démocratie participative sont intimement liés et doivent être appréhendés, non comme des problématiques distinctes mais comme des composantes intrinsèquement interdépendantes qui fonctionnent selon le principe de la synergie positive : améliorer, grâce aux technologies numériques et aux données massives, la santé, les transports et l’environnement d’une population urbaine, a fortiori dans un pays émergent, est le meilleur moyen de favoriser le développement économique d’une mégapole et l’épanouissement individuel de ses habitants qui passe par un accès à l'éducation, à la santé et à l'emploi.
Je suis convaincu que cette spirale numérique vertueuse, dont le coût est finalement dérisoire par rapport aux bénéfices qui en résultent, représente pour notre siècle une formidable opportunité, qui va permettre de repenser nos modèles de gouvernance et d’économie urbaines et d’offrir aux 7 milliards de citadins qui peupleront nos villes avant la fin de ce siècle un niveau de prospérité et une qualité de vie que nous pouvons à peine imaginer aujourd’hui.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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