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Edito : A quoi sert la physique quantique ?

Pour la 13ème fois depuis sa création, le prestigieux prix Nobel de physique a été décerné le 8 octobre dernier à un chercheur français, Serge Haroche, qui le partage avec son collègue américain, David J. Wineland.

Le jury Nobel souligne que ce prix leur a été attribué pour "la conception et la mise au point de méthodes expérimentales totalement nouvelles qui ont permis d’observer sans les détruire des particules et systèmes quantiques, ouvrant ainsi une nouvelle ère dans la compréhension intime de la physique quantique ".

Au terme de plus de 15 ans d’efforts, Serge Haroche a en effet réussi à réaliser le vieux rêve d’Einstein : observer un photon isolé. Einstein avait lui-même reçu le Nobel de physique en 1921, non pour sa théorie de la relativité, comme on le croit généralement, mais pour sa découverte de l’effet photoélectrique qui montrait magistralement que l’émission ou l’absorption des photons (qu’il appelait encore à l’époque « Quanta de lumière », l’appellation de photon datant seulement de 1926) par un matériau ne dépendait pas seulement de l’intensité de leur énergie mais également de leur fréquence et s’effectuait par « sauts » quantiques, conformément à la géniale hypothèse émise par Max Planck en 1900.

Mais avant de décrire plus en détail l’expérience tout à fait hors du commun réalisée par Serge Haroche et ses collègues de l’Ecole Normale supérieure, il faut revenir brièvement sur l’historique du photon, entité insaisissable et subtile qui n’a cessé de fasciner et de diviser la communauté scientifique depuis la première théorie ondulatoire de la lumière émise par le grand scientifique hollandais Huygens en 1678.

De Huygens à Einstein, pendant près de deux siècles et demi, physiciens et scientifiques ne cessèrent de s’affronter, parfois violemment, sur la véritable nature de la lumière et de ses composants fondamentaux. Comme Newton, une majorité de scientifiques pensa longtemps que la nature de la lumière était ondulatoire et ce paradigme scientifique domina jusqu’aux hypothèses de Planck puis d’Einstein au début du XXème siècle.

Il est vrai qu’en 1801, un autre génie de la physique, l’anglais Thomas Young, montra dans une expérience restée célèbre que la lumière, en passant à travers deux fines fentes pratiquées dans une planche de bois, se diffractait et formait sur l’écran placé derrière cette planche des alternances de bandes blanches et noires que les physiciens appellent « franges d’interférence » et qui ne sont explicables, dans le cadre de la physique classique, que si la lumière se comporte comme une onde.

Tout le génie d’Einstein, un siècle plus tard, fut de comprendre et de démontrer qu’on ne pouvait comprendre la nature intime de la lumière et de son constituant fondamental, le photon, qu’en admettant l’idée étrange d’une dualité onde-corpuscule : le photon est à la fois onde et particule et se comporte, selon les circonstances, son environnement et le dispositif expérimental auquel il est soumis, tantôt comme une onde diffuse dans l’espace, tantôt comme une particule ponctuelle, un « grain » d’énergie que l’on peut localiser à un endroit précis.

Mais c’est là que les choses se compliquent car Einstein, bien qu’il soit l’un des pères de la mécanique quantique, ne pouvait en admettre toutes les conséquences épistémologiques et philosophiques. Pour lui, le nouveau cadre quantique, auquel il avait apporté une contribution pourtant essentielle, était vrai mais devait être incomplet et ne pouvait rendre compte totalement du réel.

Pour Einstein, « Dieu ne jouait pas aux dés » et l’idée qu’il existait dans la nature une indétermination intrinsèque, selon le célèbre principe d’Heisenberg, une incertitude fondamentale, se manifestant par un principe de non-séparabilité qui rendait possible des systèmes physiques dans lesquels les particules communiquaient instantanément entre elles, indépendamment de la distance les séparant, n’était pas admissible. Einstein était en effet persuadé qu’il existait dans la théorie quantique des « variables cachées », non encore découvertes, qui viendraient un jour la compléter et la ramener en quelque sorte dans le droit chemin, c'est-à-dire dans un cadre d’interprétation réaliste et déterministe plus acceptable et satisfaisant pour notre raison.

En 1935, il imagina, avec deux collègues Podolsky et Rosen, le fameux « Paradoxe EPR » dans lequel il postulait qu’il était impossible que deux photons émis d’une même source puissent continuer, même très distants, à avoir un comportement corrélé car cela supposerait que, lorsqu’ils se trouvent très éloignés l’un de l’autre, ils puissent échanger d’une façon ou d’une autre instantanément des informations sur leur position et leur comportement !

Il y avait là, selon Einstein, une contradiction fondamentale qui montrait que la mécanique quantique était incomplète. Parallèlement à ce bouleversement conceptuel sans précédent de la physique, le photon qui était déjà au cœur de la mécanique quantique prit également une importance considérable à l’autre extrémité de la physique, celle de la cosmologie et de la théorie de relativité générale et devint officiellement ce que les physiciens appellent le vecteur d’interaction, c'est-à-dire plus simplement le véhicule de l’interaction électromagnétique, l’une des quatre forces fondamentales qui régissent l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, les trois autres étant l’interaction nucléaire faible (dont le véhicule est le boson), l’interaction nucléaire forte (dont les véhicules sont les quarks), et la gravitation (dont les véhicules doivent être les « gravitons », particules hypothétiques qui n’ont pas encore été confirmées par l’expérience).

Presque un demi-siècle après la publication du paradoxe EPR, Alain Aspect et ses collègues de l’Institut d’Optique d’Orsay, parvinrent à réaliser en 1982 une magnifique expérience qui montra sans ambiguïté que, sur ce point, une fois n’est pas coutume, Einstein se trompait et que deux photons émis d’une même source restaient bien corrélés, même lorsqu’ils étaient à des distances gigantesques qui excluaient toute transmission instantanée d’informations entre eux.

Cette confirmation expérimentale éclatante et rigoureuse de la nature intrinsèquement quantique du photon eut deux conséquences majeures : d’abord, elle valida sur un plan scientifique mais également épistémologique et quasiment philosophique la pertinence et la puissance de prévision de la théorie quantique élaborée par une dizaine de physiciens géniaux, dont Einstein, Planck, Bohr, De Broglie, Dirac, Heisenberg et Schrödinger, entre 1900 et 1927.

Ensuite, elle ouvrit le champ de réflexion, de conceptualisation et d’expérimentation de la physique vers une voie nouvelle et passionnante qui peut se formuler ainsi : jusqu’à quel niveau de réalité est-il possible d’observer et de provoquer des manifestations quantiques de la matière ?

Ce deuxième point est capital car, en physique quantique, l’environnement, l’observateur et la mesure jouent un rôle actif dans les résultats expérimentaux obtenus. C’est pourquoi on ne peut observer la dimension quantique du réel qu’à l’échelle des particules et parfois à l’échelle atomique car ces propriétés quantiques et notamment la capacité à exprimer simultanément plusieurs états superposés –ce que les physiciens appellent la cohérence quantique– est perdue dès que le système physique comporte de nombreuses particules qui interagissent entre elles avec leur milieu.

Ce phénomène de décohérence à l’échelle macroscopique, la nôtre, explique notamment pourquoi à notre niveau de perception de la réalité, une porte ne peut à la fois être ouverte ou fermée, un porte-monnaie ne peut pas à la fois être vide ou contenir une pièce d’un euro et notre chat ne peut pas à la fois être mort et vivant, pour reprendre le célèbre paradoxe du grand physicien autrichien Erwin Schrödinger. Celui-ci avait imaginé en 1935 une célébrissime expérience de pensée dans laquelle un « objet » macroscopique, en l’occurrence un chat, aurait des propriétés quantiques et pourrait donc exister dans deux états superposés et être à la fois la fois vivant et mort !

Heureusement pour notre santé mentale, nous savons tous par expérience que notre monde familier n’est, à notre échelle, pas régi par les étranges lois de la physique quantique et nous pouvons nous en réjouir car un tel monde, peuplé d’entités instables, floues et intriquées, serait pour le moins déroutant et déstabilisant !

Cette brutale perte de cohérence quantique est appelée décohérence par les physiciens et elle est devenue un champ majeur de recherche en physique car il est évidemment essentiel de comprendre non seulement comment mais pourquoi cette décohérence, ce retour à la réalité classique, se produit et jusqu’où il est possible de la retarder.

C’est dans ce contexte qu’intervinrent les remarquables travaux de Serge Haroche qui n’a cessé au fil des décennies d’imaginer et de monter des expériences de plus en plus raffinées et subtiles visant à pousser en quelque sorte la physique quantique dans ses derniers retranchements, en observant l’évolution du comportement d’un seul photon dans des situations tout à fait exceptionnelles et très éloignées de celles de la réalité ordinaire.

Entre 2006 et 2008, grâce à plusieurs expériences aussi sophistiquées les unes que les autres, Haroche et ses collègues ont montré qu’il existait un lien direct de causalité entre le temps de décohérence, c'est-à-dire de perte des propriétés quantiques, et le nombre de photons inclus dans le dispositif expérimental. Cela explique qu’à notre niveau de réalité, nous percevions les objets et systèmes de notre environnement comme stables, délimités, finis et quantifiables.

Pour relever le défi qui consiste à observer un photon sans le détruire, Serge Haroche a dû surmonter deux difficultés majeures : d’abord parvenir à mesurer ce photon sans modifier son énergie et ensuite le piéger suffisamment longtemps pour avoir le temps de le mesurer.

Le premier obstacle a été franchi grâce à la mise au point d’une nouvelle technique de détection qui repose sur l’emploi d’atomes placés dans un état particulier qui les rend sensibles aux moindres variations du champ électromagnétique véhiculé par le photon.

Le deuxième obstacle, qui consistait à ralentir suffisamment le photon et à le « geler », a été surmonté en imaginant une cavité comprenant deux miroirs supraconducteurs placés face à face à quelques centimètres de distance.

Le pouvoir réfléchissant de ces miroirs est tel qu’ils sont capables de piéger le photon qui va rebondir d’un miroir à l’autre plus d’un milliard de fois, ce qui va laisser un bon dixième de seconde aux chercheurs pour l’examiner sous toutes les coutures !

Sans entrer dans les détails, il est remarquable de constater que ces travaux de Serge Haroche sur l’interaction lumière-matière ont notamment confirmé que la décohérence quantique s’effondrait brutalement dès lors que les fonctions d’onde associées à de nombreuses particules et formalisées par Schrödinger se superposaient, comme dans le cas d’un système ou d’un objet qui dépasse l’échelle atomique.

Les travaux de Serge Haroche ont donc pleinement validé la théorie quantique et l’ont même confortée et enrichie, ce qui n’aurait sans doute pas manqué d’agacer Einstein qui aurait certainement imaginé, comme à l’époque de ses discussions passionnées avec Bohr, une nouvelle expérience de pensée encore plus extraordinaire pour tenter de réconcilier la théorie quantique avec sa conception déterministe de la nature et de l’univers.

Mais on peut se demander légitimement à quoi peuvent bien servir de telles recherches aussi abstraites en apparence et aussi éloignées de nos préoccupations quotidiennes.

Outre le fait qu’elles permettent des avancées décisives dans la connaissance fondamentale des lois de la matière et de l’univers, ce qui me semble en soit une justification suffisante, ces recherches sont également porteuses d’applications concrètes considérables dans de nombreux domaines comme l’électronique, les télécommunications, l’informatique et même à présent la biologie et les neuro-sciences.

Il faut par exemple rappeler que, si nous ne connaissions pas les déroutantes lois de la physique quantique, nous serions incapables de concevoir et de fabriquer des ordinateurs aussi rapides et dotés d’une mémoire qui se chiffre à présent en milliers de milliards d’octets, ce qui permet, sur un simple ordinateur portable de stocker sur un minuscule disque magnétique l’équivalent de plus d’un milliard de pages de textes, c'est-à-dire une quantité d’informations suffisante pour inscrire sur ce disque la fiche d’état civil de tous les habitants de la planète ! 

A moyen terme, ces recherches devraient également déboucher sur des percées majeures dans le domaine stratégique de la cryptographie quantique qui, d’ici quelques années, permettra une sécurisation absolue de certaines transactions et transmissions numériques sensibles.

Enfin, à plus long terme, ces recherches pourraient aboutir à la réalisation d’ordinateurs quantiques et photoniques travaillant non plus à partir de valeurs discrètes et binaires, les fameux bits à l’origine de l’informatique, mais en manipulant des « qbits » produits par superposition contrôlée d’états quantiques et laissant entrevoir une puissance de calcul qui défie l’imagination et qui serait, à volume constant, des milliers ou des millions de fois ce qu’elle est aujourd’hui.

Il deviendrait alors possible de réaliser dans un temps raisonnable, quelques heures ou quelques semaines, des simulations et prévisions numériques qui nécessiteraient aujourd’hui des siècles de calcul, ce qui révolutionnerait tous les domaines d’activités de notre société. On pourrait par exemple concevoir très rapidement par ordinateur des molécules thérapeutiques très complexes et prévoir leurs effets et interactions aux différents niveaux d’organisation biologique, de la cellule à l’organisme tout entier.

Dans l’un des nombreux entretiens qu’a accordé Serge Haroche après avoir appris qu’il était Nobel de physique, ce chercheur modeste autant que brillant et créatif a formulé une réflexion très juste que nos responsables politiques et économiques feraient bien de méditer en ces temps de fébrilité et d’incertitudes sur l’avenir, où la dictature du court terme et de la rentabilité immédiate domine trop souvent les esprits.

Il a dénoncé avec force la dérive « utilitariste » qui a peu à peu gagné toute la recherche scientifique, y compris en France, et qui rend de plus en plus difficile la conception et la mise en œuvre sur le très long terme de programmes de recherche dans des domaines fondamentaux, sans retombées industrielles ou techniques immédiates.

Il a rappelé à juste titre qu’une recherche fondamentale puissante, stable et libre était indispensable pour réaliser les sauts conceptuels et scientifiques qui rendront possibles demain ou après demain les innovations de rupture, celles qui, comme l’avait montré magistralement Schumpeter, modifient la nature et la structure mêmes de nos économies et de nos sociétés et permettent des transformations sans précédent de nos conditions de vie.

Souhaitons que notre Pays qui se situe à un niveau d’excellence mondiale dans ce domaine de la recherche fondamentale en physique et sait encore produire des scientifiques du niveau éthique de Serge Haroche, sache préparer avec clairvoyance l’avenir en consacrant, malgré les difficultés économiques et financières qu’il traverse, des moyens suffisants à la recherche fondamentale et en se fixant l’objectif de devenir, selon le beau mot de Michel Serres, une société de la connaissance.

René TRÉGOUËT

Sénateur Honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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