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Edito : Qu’est-ce que le temps ?
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L’homme a toujours été fasciné par le temps qui le confronte à sa propre finitude et au changement perpétuel des choses, derrière l’apparente illusion de leur stabilité. Les premiers grands penseurs, dont nous ayons trace, à avoir réfléchi sur le temps furent Parménide d’Elée et Héraclite d’Ephèse, qui vécurent en Grèce, entre le VIème et le Vème siècle avant J.C. Pour Parménide, le temps est inexplicable, et l’Etre, ou le réel, est sans commencement, dure éternellement et se situe hors du temps. Héraclite, au contraire, pensait qu’on ne pouvait pas séparer matière et mouvement pour comprendre le temps. Sa conception du temps est résumée dans sa célèbre formule « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ».
Vingt-cinq siècles plus tard, les travaux d'Einstein et sa théorie de la relativité générale ont entraîné une rupture fondamentale dans notre compréhension scientifique et philosophique du concept de temps : nous savons à présent, et cela a été vérifié avec un degré de précision extrême par de multiples expériences, que le temps passe à une vitesse différente en fonction de l'endroit où l'on se situe et en fonction de la rapidité avec laquelle on bouge. Ainsi, le temps passe plus vite à la montagne qu'à la mer, et l'on vieillit donc plus vite en hauteur. Contrairement à ce que pensait Newton, le temps absolu et uniforme n’existe pas et chaque objet, chaque personne possède son propre temps.
Une autre étape décisive fut de comprendre comment cette étrange structure du temps est affectée par les lois de la physique quantique qui prédominent dans le monde microscopique. A ce niveau de réalité, le temps semble s’évanouir et il n'y pas de temps local ni de temps commun ; on ne peut parler que de la façon dont les particules se déplacent les unes par rapport aux autres. Cela signifie que le concept de temps, conçu comme une suite d’événements non interchangeables et se déroulant dans un certain ordre, ne permet pas de décrire le réel au niveau fondamental.
Cette difficulté à intégrer la dimension temporelle en physique quantique a été démontrée de manière saisissante au début de ce siècle, par le physicien Antoine Suarez et son équipe. Pour monter sa délicate expérience, celui-ci s’est appuyé sur les travaux du physicien Anthony Leggett qui avait montré qu’il existait une inégalité similaire à celle de Bell, appliquée cette fois, non pas à deux objets séparés spatialement, mais à un seul objet mesuré à des instants différents. Cette découverte théorique fut baptisée « Inégalité de Bell en temps ».
Comme l’avait fait quelques années avant lui Alain Aspect, en montrant que le comportement de deux photons issus d’une même source restaient liés spatialement, Antoine Suarez et son équipe parvinrent à démontrer en 2001 à Genève, au terme d’une autre expérience tout à fait remarquable, que ces inégalités en temps n’étaient pas respectées au niveau quantique et que deux photons se comportaient toujours de la même façon alors qu’ils n’avaient eu, compte tenu du dispositif expérimental sophistiqué mis en œuvre, aucune possibilité de communiquer entre eux.
Prolongeant l’expérience historique d’Alain Aspect, l’expérience de Suarez montrait que non seulement les deux photons agissaient au niveau spatial comme s’ils constituaient une seule et même entité mais que l’enchaînement des événements observés ne correspondait à aucun ordre temporel précis et ne permettait plus de distinguer « l’avant » de « l’après » dans le déroulement de la causalité de cette fascinante expérience.
Avec le mathématicien Alain Connes, le physicien Carlo Rovelli, qui travaille au CERN de Genève, a proposé une variante de la théorie quantique des champs, basée sur l'hypothèse du « temps thermique ». Selon cette hypothèse, le temps n'existe pas intrinsèquement mais émergerait seulement dans un contexte thermodynamique ou statistique. D’un point de vue philosophique, cette hypothèse a des conséquences radicales puisque, dans ce nouveau cadre, l'écoulement du temps devient une illusion qui résulte de notre connaissance incomplète de l’Univers.
En thermodynamique, on sait depuis le fin du XIXème siècle et les travaux décisifs de Boltzmann et Gibbs, que la chaleur correspond à de l’agitation thermique et à un état qui ignore le mouvement individuel de chaque atome mais en donne une description statistique moyenne. Rovelli prend souvent l’exemple de la tasse de thé : lorsque nous disons « Cette tasse de thé est chaude », nous parlons uniquement de la température mais pas du mouvement de chacune des molécules. Pour Rovelli, il en irait de même pour le temps : si nous ressentons une temporalité et la projetons sur le réel, c’est en fait parce que nous ne considérons mentalement que les ensembles et objets macroscopiques. « Si nous connaissions précisément chaque variable, la position exacte microscopique de chaque atome par exemple, cet effet statistique disparaîtrait, et avec lui le temps ! », ajoute Rovelli.
Rovelli s'appuie sur la célèbre équation de Wheeler-DeWitt. En 1968, John Wheller et Brice DeWitt présentèrent une équation cosmologique analogue à celle d’Erwin Schrödinger, avec son équation d’ondes mais applicable au champ gravitationnel. Dans cette équation, le temps était exclu comme variable. L’une des interprétations subjectives la plus saisissante de cette équation a été formulée par le philosophe Julian Barbour en 1999, dans son essai « La fin du temps ». Selon Barbour, l’ensemble de l’Univers serait constitué d’une collection de moment figés, correspondant chacun à une configuration particulière de l’Univers. Ces instants seraient en fait intemporels et n’auraient aucun ordre, aucune succession, ils existeraient simplement de toute éternité.
Prenant l’exemple de la mesure du temps à l’aide d’une montre, Barbour souligne que, lorsque nous affirmons que nous mesurons le temps avec notre montre, nous ne faisons, en réalité qu’observer les mouvements des aiguilles, mais pas le temps lui-même. Et les aiguilles d'une montre, rappelle Barbour, sont des variables physiques comme n'importe quelle autre.
Pour Carlo Rovelli, la variable « temps » est inutile dans la mesure où elle ne peut avoir d’existence intrinsèque. Il propose donc de lui substituer l’ensemble des relations entre les variables physiques et de cesser de considérer que le temps est une propriété fondamentale de la réalité. Pour cet éminent physicien, le temps, en tant que propriété mesurable, n’apparaît qu’au niveau de réalité macroscopique, celui régi par les lois de la thermodynamique.
L’hypothèse du temps thermique de Connes et Rovelli, d’une grande audace conceptuelle, consiste à renverser la perspective classique de la thermodynamique : dans cette nouvelle approche, l’équilibre n’est plus défini comme l’état d’un système qui reste constant au cours du temps mais c’est le temps qui devient l’objet qui permet que l’état de ce système demeure constant. Le temps serait donc une variable d’ajustement, une « qualité » émergente qui dépend de l’état d’un système physique.
Connes et Rovelli poursuivent leur raisonnement et affirment que, si l’on connaissait l’algèbre de la gravité quantique, leur hypothèse permettrait, en principe, d’associer un temps thermique unique à un état d’équilibre du champ gravitationnel. Mais faute de disposer pour l’instant des outils mathématiques nécessaires, il est encore impossible de vérifier expérimentalement cette hypothèse au niveau cosmique.
En revanche, ces deux chercheurs soulignent qu’il est possible de mettre en évidence l’existence de ce temps thermique dans certaines situations physiques particulières. C’est ainsi qu’en laboratoire, des physiciens ont montré récemment qu’il y avait bien, dans certaines conditions physiques très particulières de vide quantique, production d’un temps thermique mesurable. Connes et Rovelli soulignent enfin que, de manière très troublante, à chaque fois que le temps thermique a pu être observé et mesuré en laboratoire, il était en accord avec le temps physique. Pour ces deux scientifiques, il est peu probable que cet accord relève d’une heureuse coïncidence…
Reste cependant une autre question fondamentale : si l’on peut expliquer la production du temps au niveau macroscopique en faisant intervenir la thermodynamique, peut-on démontrer l’existence d’un temps microscopique ? Cette question est restée longtemps sans réponse et pendant les décennies qui ont suivi l’élaboration de la physique quantique à la fin des années 30, aucune preuve expérimentale de l’existence d’une rupture de symétrie temporelle (la symétrie T) n’a pu être apportée. Tout se passait alors comme si, dans ce monde étrange des particules, le temps n’existait pas et n’avait pas de flèche d’écoulement bien définie. Mais en 1985, une équipe internationale de physiciens imagina une expérience baptisée Cplear sur les kaons, une famille particulière de mésons composés d’un quark et d’un antiquark, qui pourrait montrer l’existence éventuelle d’une asymétrie temporelle. Et effectivement, il fut démontré en 1998 qu’il existait bien, certains kaons qui, en se désintégrant en deux particules (au lieu de trois), avaient un comportement irréversible dans le temps, ce qui démontre formellement l’existence d’une asymétrie temporelle au niveau microscopique.
Mais comment peut-on à la fois admettre qu’au niveau microscopique, le temps semble ne pas exister, si l’on en croit l’expérience de Suarez, mais que pourtant il semble impossible, sur le plan expérimental, d’éliminer complétement cette fameuse « flèche du temps », comme l’a montré l’expérience de désintégration des kaons ?
Il se pourrait en fait que cette apparente contradiction puisse être dépassée, à condition de distinguer, comme le propose le Philosophe Etienne Klein, le concept de « cours du temps », de celui de « flèche du temps ». Le cours du temps serait consubstantiel au temps lui-même et ferait que, sur l’axe du temps, on ne peut pas revenir en arrière ni passer deux fois par un même instant. Le cours du temps permettrait donc, tout en rendant possible des événements répétitifs, de toujours différencier le passé, non modifiable, du futur, toujours ouvert.
La flèche du temps, elle, exprimerait la possibilité des systèmes physiques de connaître des changements absolument définitifs, des transformations irréversibles qui les empêchent à tout jamais de revenir à leur état initial. Toute la question étant bien sûr de savoir si cette « flèche du temps » est une propriété intrinsèque du temps lui-même, ou ne fait que caractériser certains phénomènes physiques, particuliers, comme ceux à l’œuvre en thermodynamique.
Mais comme en physique, un mystère en cache souvent un autre, les chercheurs se demandèrent aussitôt ce qui pouvait bien causer cette flèche du temps au niveau microscopique. L’hypothèse la plus probable est que cette violation de la symétrie temporelle au niveau des particules est peut-être provoquée par les propriétés étonnantes de l’antimatière qui pourrait bien être encore présente en quantité égale à la matière dans l’univers et produire une antigravitation (la fameuse énergie noire découverte au niveau cosmique en 1998). Une nouvelle expérience en cours au CERN de Genève devrait permettre d’ici deux ans de vérifier si l’antimatière, en l’occurrence des atomes d’antihydrogène, se comporte ou non comme la matière lorsqu’ils sont soumis à la gravitation. On voit donc qu’au niveau microscopique, comme au niveau cosmique, il est devenu impossible de distinguer le « contenu » du « contenant », de séparer les quatre composantes fondamentales de notre Univers : matière, énergie, espace et temps et de définir un ordre de causalités entre ces composantes.
Alors le temps est-il le moteur qui crée le réel et le monde ou le produit de notre subjectivité et de notre conscience ? A cette question essentielle, personne sans doute mieux que Kant n’a répondu de façon aussi profonde. Le maître de Königsberg a en effet magistralement montré que le temps est à la fois « une forme a priori de notre sensibilité » et une réalité connaissable et objective. Certes, l’homme ne peut dévoiler le monde, le connaître et en extraire les lois que parce qu’il possède la faculté innée de percevoir l’espace et la temporalité à l’œuvre dans toutes choses mais ce temps ainsi produit lui échappe et le dépasse pour prendre une dimension universelle. Indissociablement lié à notre subjectivité et notre conscience du monde, le temps n'est pas pour autant pure illusion et correspond à une évolution physique de l'univers qui nous dépasse infiniment.
Un siècle après Kant, un autre philosophe de génie, Bergson, fit progresser de manière décisive la réflexion sur le temps dans son « Essai sur les données immédiates de la conscience ». Dans cet ouvrage célèbre, Bergson, marchant sur les pas de Spinoza pour qui « Nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels » proposa une distinction ontologique capitale entre le « temps » physique, constitué d’une succession d’instants reliés par des intervalles quantifiables et la « durée », sensation indissociablement liée à notre pure conscience du monde et affranchie de la dimension physique et mesurable du temps. Il est intéressant de rappeler qu’une rencontre « au sommet » eut lieu entre Bergson et Einstein en avril 1922 à Paris mais, on ne s’en étonnera guère, chacun resta sur sa position quant à la nature profonde du temps : physique et mesurable, bien que relatif, pour Einstein, psychologique, subjectif et non quantifiable pour Bergson…
Mais 750 ans avant Kant et 900 ans avant Bergson, l’immense penseur persan Ibn Sînâ, plus connu en Occident sous le nom d’Avicenne, avait déjà magistralement défini cette double nature irréductible du temps, à la fois produit de notre sensibilité et de notre conscience et réalité physique objective et productrice d’un réel infini, inépuisable et imprévisible, en répondant à un interlocuteur qui lui demandait ce qu’était le temps : « Le temps est une forme déduite de la matière et produite par la conscience ». Mais peut-être faut-il laisser le mot de la fin à Saint-Augustin qui disait « Tant qu'on ne me demande pas ce qu'est le temps, je le sais, mais si on me le demande, alors je ne le sais plus »...
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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