Edito
Le stockage massif de l'énergie : un enjeu majeur
Aujourd’hui, les énergies fossiles (pétrole, charbon et gaz) dominent le paysage énergétique mondial et resteront encore majoritaires dans le mix énergétique mondial pendant plusieurs décennies, puisque l’Agence Internationale de l’Energie (AIE) prévoit qu’elles devraient encore représenter près des trois-quarts de la consommation énergétique de la planète à l’horizon 2035.
Mais en dépit de cette persistance des énergies fossiles, liée à des facteurs économiques et technologiques, la part des énergies renouvelables ne cesse de croître et cette tendance devrait s’accélérer dans les années à venir car le coût moyen d’exploitation de ce type d’énergie a continué à diminuer et rejoindra dans une dizaine d’années celui des énergies conventionnelles.
En outre, face au défi environnemental et climatique et à la nécessité absolue de réduire drastiquement les émissions humaines de CO2 d’ici le milieu de ce siècle, tous les grands pays industrialisés mais également les pays émergents se sont à présent engagés dans la transition énergétique, même si celle-ci se déroule à des rythmes très différents en fonction du niveau de développement et des contraintes économiques et sociales de chaque État.
Aujourd’hui, il faut savoir que plus de 20 % de l’électricité mondiale est déjà produite à partir de sources d’énergie peu émettrices de CO2 (hydraulique, biomasse, éolien et solaire), y compris le nucléaire. Cette production électrique mondiale qui est l’ordre de 22 000 TWh par an va, selon toute probabilité, continuer à croître deux fois plus vite que la production énergétique mondiale et la plupart des experts s’accordent à penser que les énergies renouvelables pourraient assurer environ un tiers de la production électrique de la planète à l’horizon 2035.
L’AIE souligne d’ailleurs dans son rapport 2012 que le développement des énergies renouvelables va s’accélérer dans les deux prochaines décennies et que celles-ci répondront à près de 50 % des nouveaux besoins liés à la croissance de la production électrique dans le monde d’ici à 2035.
S’agissant de l’Union européenne, les derniers chiffres dont nous disposons nous indiquent que l’ensemble des énergies renouvelables représente à présent environ 13 % de la consommation totale d’énergie en Europe, contre seulement 8 % il y a 10 ans et les pays de l’Union se sont fixé comme objectif de monter cette part des énergies renouvelables à 20 % de leur consommation énergétique totale à l’horizon 2020 (23 % pour la France).
Mais face à cette double montée en puissance, celle de la part de la consommation électrique dans le bilan énergétique global et celle de la forte progression de l’ensemble des énergies renouvelables dans la production électrique, la question du stockage massif et efficace de l’énergie est en train de devenir tout à fait capitale et mobilise les chercheurs et les industriels du monde entier.
Intrinsèquement, l’électricité ne se stocke pas ; il est donc nécessaire d’ajuster en temps réel sa production à sa consommation. Tant que la majorité de cette production électrique est assurée par des sources d’énergie fossile qui, par définition, sont stables et prévisibles, cette caractéristique reste facilement maîtrisable. Mais à partir du moment où la part des énergies renouvelables et notamment de l’éolien et du solaire devient significative (au-delà de 10 %), les choses se compliquent singulièrement.
Les énergies solaires et éoliennes restent en effet soumises à l’évolution météorologique et, de ce fait, elles peuvent connaître de brusques chutes de production, ce qui peut tout simplement entraîner un effondrement du réseau de distribution électrique si des solutions massives de stockage de l’énergie n’ont pas été prévues. Un tel scénario catastrophe s’est déjà produit en Allemagne par exemple, pays où la part de l’énergie éolienne dépasse à présent, en moyenne, les 8 % de la consommation électrique totale.
Mais dans le domaine de la production électrique, un pic de production est également très difficile à gérer, comme le montre l’exemple récent de la tempête Xaver en Allemagne le 5 décembre 2013. Ce jour-là, grâce aux vents exceptionnels résultant de cet événement météorologique extrême, le parc éolien allemand a assuré pendant quelques heures 40 % de la consommation électrique totale outre-Rhin. Au cours de cette journée « historique », la production éolienne d’électricité a été 50 fois plus importante que la production moyenne journalière constatée le mois précédent ! Comme l’Allemagne a peu de barrages et de grandes installations hydrauliques pour lisser ses fluctuations de production électrique, elle a dû fermer en catastrophe de nombreuses centrales thermiques et se résoudre à vendre à perte de l’électricité à ses voisins…
On voit donc à quel point le développement massif des énergies renouvelables est lié à la mise au point de nouvelles solutions technologiques permettant de stocker pour un coût raisonnable de grandes quantités d’énergie pour les redistribuer plus tard, en fonction de la demande.
Mais dans ce domaine les solutions miracles n’existent pas et chaque moyen industriel de stockage de l’énergie présente ses avantages et ses inconvénients : les accumulateurs géants ou les batteries liquides ont un coût d’utilisation qui reste trop élevé ; quant au stockage par air comprimé, son rendement reste faible et son coût énergétique important.
C’est pourquoi, jusqu’à présent, ce sont les barrages et les stations de transfert d’énergie par pompage qui représentent la quasi-totalité des outils massifs de stockage de l’énergie dans le monde. Cette solution hydraulique présente en effet l’avantage d’avoir un excellent rendement et d’être économiquement rentable. Mais elle présente également un très gros inconvénient : elle n’est évidemment réalisable que sur certains sites, ce qui en réduit sensiblement les possibilités d’utilisation.
Il y a quelques jours, les autorités, conscientes de cet enjeu, ont lancé un appel à manifestation d'intérêt (AMI) « Stockage et conversion de l'énergie » dans le cadre du programme d'investissements d'avenir piloté par l'Ademe pour le compte de l'État. Cet AMI s'appuie sur une étude récente sur le potentiel de stockage de l'énergie et sur le programme « Démonstrateurs et plates-formes technologiques en énergies renouvelables et décarbonées et chimie verte », doté de 1,12 milliard d'euros de crédits. Ce programme vise à explorer prioritairement deux vois technologiques, le stockage d’énergie et le stockage sous forme d’hydrogène, qui présentent deux atouts majeurs : elles ne supposent pas de transformation radicale des réseaux de distribution et elles n’entraînent pas d’augmentation des émissions de CO2.
Du côté des chercheurs et des industriels, des solutions innovantes à ce problème-clé du stockage massif de l’énergie commencent à apparaître. Fin décembre, Alstom a ainsi présenté une solution reposant sur le stockage de l'énergie grâce à des batteries et permettant d'optimiser l'équilibrage du réseau pour gérer la distribution d’électricité en fonction de la demande - elle aussi très fluctuante - des consommateurs.
Baptisée MaxSineTM eStorage, cette solution a été spécialement développée pour pouvoir gérer, dans le réseau électrique, l’instabilité intrinsèque induite par la part croissante des énergies renouvelables intermittentes comme l’éolien et le solaire. Concrètement, chaque module est connecté à une batterie d'une puissance de 2 MW. Ce système modulaire permet d’atteindre jusqu'à 12 MW de capacité de stockage. L'électricité ainsi stockée peut être mobilisée immédiatement pour répondre à une brusque augmentation de la demande, ce qui permet d’éviter les risques de black-out du réseau. Autre avantage de ce procédé : il permet aux consommateurs de gérer plus efficacement leur consommation d’électricité en achetant celle-ci de préférence pendant des périodes où son prix est plus bas.
Cette solution d’Alstom comprend notamment un convertisseur de puissance qui relie la batterie en courant continu et convertit l'électricité qui sera stockée ou envoyée dans le réseau en courant alternatif. Un logiciel de gestion de stockage d'énergie en temps réel permet de concevoir un plan de production d'électricité personnalisé qui va tenir compte de l’état du réseau en fonction de la demande enregistrée et des conditions météorologiques. Ce système innovant devrait être expérimenté d’ici quelques mois dans le cadre du projet européen « Nice Grid », qui vise à créer un micro réseau local reliant 200 sites de panneaux solaires.
Mais alors qu’Alstom présentait son innovation pour le stockage de l’énergie, UTRC (United Technologies Research Center), le centre Recherche et Innovation du groupe américain UTC, basé à Hartford (Connecticut) a présenté « Purestorage », une nouvelle technologie de stockage de l'énergie de batterie à flux qui a nécessité plusieurs années de recherche (Voir UTC). Cette nouvelle technologie de stockage aurait une densité 5 à 10 fois supérieure à celle des batteries à flux traditionnelles et semble particulièrement bien adaptée au « lissage » de la production de la distribution électrique issue des énergies renouvelables, par nature diffuse et intermittente, comme l’éolien ou le solaire.
Selon UTRC, sa solution technologique serait capable de répondre aux besoins spécifiques de capacité énergétique et de stockage des différents producteurs et distributeurs et permettrait de diviser par deux ce coût de stockage par rapport aux solutions de stockage concurrentes : batteries lithium-ion, les batteries à sels fondus ou encore stockage par air comprimé.
Mais il existe également une autre voie très prometteuse qui pourrait permettre de convertir et de stocker l’énergie pour la réutiliser ultérieurement, soit dans les réseaux de distribution de gaz et d’électricité, soit comme carburant dans les transports propres : la transformation en hydrogène. Du fait de sa très haute densité énergétique (33kWh/kg), l’hydrogène constitue en effet un vecteur d’énergie sans rival, à condition d’arriver à en maîtriser parfaitement la production, le stockage et l’utilisation.
Ce défi n’est pas simple à relever car l’hydrogène est d’une extrême volatilité et le stocker de manière sûre et rapide demande de grandes précautions et nécessite beaucoup d’énergie. Mais ce verrou technologique est en train de sauter. Une entreprise drômoise, McPhy Energy, a en effet réussi à stabiliser l’hydrogène à l’état solide sous forme d’hydrures métalliques facilement utilisables par les industries.
Cette solution très innovante permet de fixer l’hydrogène à du magnésium, qui se comporte un peu à la manière d’une éponge. Le résultat se matérialise sous la forme de galettes facilement transportables et utilisables sans risque. Le procédé mis au point par Mac Phy permet de produire 12 m3 d’hydrogène par heure. Mais il y a mieux : ce système est réversible et permet également de transformer l’hydrogène en électricité avec un taux de rendement énergétique de l’ordre de 90 %.
Pour l’instant, le prototype existant est limité à une puissance de 3,3 MWh mais McPhy pense pouvoir, d’ici quelques années, proposer des stations de stockage de 16,5 MWh. Si cette solution de transformation et de stockage par hydrogène à l’état solide parvient rapidement à un stade industriel, elle pourrait bien révolutionner l’ensemble de la chaîne de production et de distribution de l’énergie et imposer l’hydrogène comme vecteur incontournable dans le nouveau paysage énergétique mondial.
Mais l’hydrogène présente également un autre avantage peu connu et qui ouvre de vastes perspectives. Il peut être injecté dans une proportion d’au moins 5 % - et peut-être plus - dans les réseaux de distribution de gaz naturel, sans qu’il faille procéder à des transformations majeures et coûteuses de ces réseaux, comme l’ont montré plusieurs expérimentations de longue durée en Europe du Nord.
Cette intégration de l’hydrogène au réseau gazier s’intègre dans un procédé plus vaste, baptisé "Power to gas" (ou production d'énergie à partir du gaz) qui permet d’utiliser l'électricité excédentaire produite par les énergies renouvelables (biomasse, éolien et solaire) pour produire de l'hydrogène et du méthane qui pourront être stockés et utilisés ultérieurement, comme vecteur énergétique.
Outre-Rhin, les ingénieurs de MicrobEnergy GmbH sont en train d’améliorer ce procédé. Ils ont conçu une chaîne de production dans laquelle la transformation s'effectue directement dans le fermenteur. Le CO2 présent dans le biogaz et l'hydrogène peut ainsi être transformé en méthane supplémentaire. Ce procédé permet non seulement d’atteindre un taux de méthanisation de 95 % mais il est également mieux adapté au stockage de l'électricité excédentaire produite à partir de sources d'énergie renouvelable intermittentes.
En septembre 2013, une étape décisive dans le développement massif de cette solution « Power to Gas » a été franchie : le fournisseur d'électricité allemand E.On a inauguré sa première unité de transformation industrielle de l'électricité en gaz, ouvrant ainsi une nouvelle voie dans le stockage de l'énergie produite de façon intermittente par des énergies d'origine renouvelable.
Jusqu'à présent, on réalisait l'opération inverse : la transformation du gaz en chaleur et en électricité. Mais ce processus est réversible, comme vient de le montrer E.On qui a inauguré à Falkenhagen (Allemagne) une unité de transformation de l'électricité en hydrogène. Cette usine "Power-to-Gas" utilise directement l'électricité produite par des éoliennes pour décomposer l'eau par électrolyse et obtenir ainsi de l'oxygène d'une part et de l'hydrogène, d'autre part. L'hydrogène ainsi obtenu peut être stocké puis réinjecté ensuite dans le réseau de distribution de gaz. L’unité a une puissance de 2 MW et peut produire 360 m3 d'hydrogène par heure. Depuis le mois de juin, cette centrale a commencé à injecter dans le réseau de gaz son hydrogène (à 2 %, sous une pression de 55 bars).
Mais d’autres recherches méritent également d’être signalées. En Suisse, des chercheurs de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) ont mis au point, fin 2012, une technique permettant de produire de l'hydrogène à partir d'énergie solaire, d'eau et de rouille. Dans le prolongement de ces recherches, il y a quelques semaines, l'équipe de Michael Grätzel, directeur du Laboratoire de photonique et interfaces de l'EPFL, en collaboration avec une équipe de chercheurs du Technion (Israël Institute of Technology), est parvenue à concevoir des nanostructures d'oxyde de fer qui ouvrent la voie à une production industrielle et à faible coût d'électricité en utilisant le vecteur Hydrogène.
Chercheur de réputation internationale, Michael Grätzel est déjà l'inventeur d'une cellule solaire qui porte son nom et qui permet, par un processus photoélectrochimique, de produire directement de l'hydrogène à partir d'eau.
Cette fois, la nouvelle technologie développée par ces chercheurs permet de produire de l'hydrogène avec un rendement acceptable à partir d'énergie solaire, d'eau et d'oxyde de fer. Grâce à leur découverte, les chercheurs de l'EPFL se disent en mesure de produire de l'hydrogène pour un prix de revient égal à 5 euros/kg, contre 15 euros/kg avec les meilleurs systèmes actuels.
Nous sommes donc bel et bien en train de vivre un tournant scientifique et technologique et nous devrions enfin disposer d’ici quelques années d’un ensemble cohérent de procédés et de solutions permettant le stockage massif et économique de l’électricité et plus largement de l’énergie. Il deviendra alors possible, en recourant notamment au vecteur hydrogène, d’utiliser sans aucune limite et de manière bien plus efficace et rentable qu’aujourd’hui l’ensemble des sources d’énergie renouvelable, éolien, solaire mais également biomasse, géothermie profonde et énergies des mers, une source d'énergie encore embryonnaire dont le potentiel est immense.
Il est évidemment capital que la France et l’Europe prennent toute la mesure de ces enjeux scientifiques, technologiques et industrielles et développent un effort de recherche particulier dans ce domaine stratégique, qui sera un élément clé de la lutte contre le réchauffement climatique, faisant intervenir de multiples disciplines, dans les domaines de la physique, de la chimie, des nanotechnologies et de la biologie et combinant recherche fondamentale et recherche appliquée.
Notre Pays a en effet la chance rare de pouvoir exploiter à grande échelle cinq grandes sources d'énergie propre : l'hydraulique, l'éolien, le solaire, la biomasse et les énergies marines et, si nous parvenons à relever ce défi du stockage massif de l'énergie, nous pourrons dans un génération être la pointe mondiale de la transition énergétique vers le "zéro carbone", un domaine technologique et industriel qui sera l'un des grands moteurs de la croissance économique au cours de ce siècle.
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat