Edito
Aspirine : l’éternelle jeunesse d’un médicament centenaire !
L’histoire de l’aspirine est une des aventures les plus passionnantes de la médecine et la science. Le principe actif de ce médicament extraordinaire, l’acide acétylsalicylique, est principalement issu de deux plantes : le Saule et la reine des Prés. C’est d’ailleurs à cette dernière plante, dont l’ancien nom est la Spirée, que l’aspirine doit son nom.
Dès la plus haute Antiquité, plusieurs civilisations, dont la Mésopotamie, dès le troisième millénaire avant notre ère, ont découvert et utilisé de manière empirique ces plantes. C’est ainsi que, dans le fameux papyrus égyptien Ebers, datant du XVIe siècle avant Jésus Christ, il est déjà fait mention de l’efficacité thérapeutique de décoctions de feuilles de saule pour traiter certaines affections.
Les vertus de l’aspirine ou plutôt de son principe actif n’avaient pas non plus échappé aux Grecs et le célèbre Hippocrate de Cos (460–377 av. J.-C.), considéré comme le fondateur de la médecine, utilisait lui aussi des préparations à base d’écorce de saule blanc pour soigner de nombreuses affections et faire tomber la fièvre. À la même époque, les Chinois utilisaient également des décoctions de saule blanc pour soigner la fièvre et traiter certaines douleurs.
On sait également qu’un autre célèbre médecin de l’Antiquité, le grec Galien qui vécut à l’apogée de l’Empire romain et devint le médecin personnel de l’empereur Marc-Aurèle, connaissait également des vertus curatives du saule. Le saule et la reine des prés continueront à être utilisés pour leurs propriétés médicinales pendant tout le Moyen Âge.
En 1763, une nouvelle étape décisive est franchie lorsque le pasteur britannique Edward Stone présente, devant la Société royale de médecine, ses travaux sur l’utilisation thérapeutique du saule blanc contre les fièvres. En 1829, Pierre-Joseph Leroux, un pharmacien français installé à Vitry-le-François, reprenant les travaux de deux confrères italiens, Fontana et Rigatelli, parvient pour la première fois à obtenir 30 grammes de salicine pure à partir de 500 g d’écorce de saule. Il présenta ses travaux devant l’Académie des sciences et fit part de son intention de produire en grande quantité et à bas prix de la salicine mais, faute d’argent et de soutien suffisant, il ne parvint jamais à traduire sa découverte sur le plan industriel.
30 ans après Leroux, en 1859, le chimiste allemand Adolf Kolbe qui travailla dans plusieurs universités européennes, parvint à réussir la synthèse chimique de l'acide salicylique par un procédé qui portera son nom (synthèse de Kolbe). Mais il faut attendre 1897 pour que Félix Hoffmann, un chimiste allemand travaillant dans les laboratoires Bayer, reprenant les travaux du Français Charles Frédérich Gerhardt (qui était parvenu lui aussi à synthétiser l’acide acétylsalicylique dès 1853), parvienne à produire ce principe actif de manière stable et en quantité industrielle. C’est finalement en 1899 que la société Bayer dépose le brevet et la marque de l'aspirine, sous la dénomination d'Aspirin1.
Il faut cependant préciser qu’il existe depuis 1999 une polémique non réglée à ce jour quant à la paternité de la synthèse industrielle de l’acide acétylsalicylique. Il semble en effet que ce soit Arthur Eichengrün, directeur de recherches chez Bayer et supérieur hiérarchique d’Hoffmann qui fut le premier à réussir la synthèse industrielle de l’acide acétylsalicylique (Voir à ce sujet article BMJ). Néanmoins cette paternité, établie il y a seulement quelques années, n’a jamais été reconnue par la firme Bayer.
Déjà connu pour ses propriétés antalgiques, anti-inflammatoires et antipyrétiques, l’aspirine possède également de remarquables propriétés anticoagulantes qui furent découvertes en 1967 par Weiss et Aledort et en 1978 fut publiée la première étude clinique démontrant l’efficacité de l’aspirine dans les maladies cardio-vasculaires (voir NEJM).
Il fallut cependant attendre 1971 pour qu’un professeur de pharmacologie britannique, John Vane (Prix Nobel de médecine en 1982) et sa collègue Pricilla Piper, découvrent le mécanisme d'action de l'aspirine par inhibition de la biosynthèse de la prostaglandine. Cinq ans plus tard, en 1976, fut isolée l’enzyme cyclo-oxygène, également appelé COX qui existe sous trois formes, COX1 (l’action s’exerce au niveau des plaquettes sanguines), COX2 (qui agit au niveau de la douleur, de la fièvre de l’inflammation) et enfin COX3, découverte en 2002.
Aujourd’hui, l’aspirine est de loin le médicament le plus consommé dans le monde, avec une production annuelle d'environ 40 000 tonnes (80 milliards de comprimés). En France, la consommation est de 1 500 tonnes, soit environ 320 millions de comprimés par an, ce qui représente une consommation moyenne de sept comprimés par adulte et par an !
Mais l’aspirine, loin de devenir un médicament obsolète et supplanté par la multitude de nouvelles molécules pharmaceutiques dont nous disposons aujourd’hui, n’a cessé au cours de ces 40 dernières années, de révéler de nouvelles propriétés porteuses d’extraordinaires potentialités thérapeutiques.
En matière de cancer, une étude réalisée sur 1442 femmes et dirigée par Mary Beth Terry (voir Science Daily) a montré en mai 2004 que la consommation régulière d’aspirine pouvait diminuer le risque de cancer du sein hormonodépendant de 20 à 28 % en fonction des doses d’aspirine consommées régulièrement.
Plusieurs autres études réalisées depuis 2010 par le Professeur Peter Rothwell de l'hôpital universitaire John Radcliffe à Oxford, ont confirmé le rôle protecteur de l'aspirine contre le cancer (notamment les tumeurs colorectales). (Voir les articles NCBI ; The Lancet Oncology et The Lancet).
La première de ces études montre qu’une prise journalière de 75 mg d’aspirine peut réduire d’un tiers la mortalité par cancer colorectal. Une autre étude, toujours réalisée par Peter Rothwell sur 25 570 patients, estime qu’une consommation régulière d’aspirine pendant au moins 20 ans est susceptible de diminuer très sensiblement le risque de certains cancers.
Selon ce travail, cette réduction pourrait aller jusqu’à 60 % pour les cancers de l’œsophage, 54 % pour les cancers du côlon, 30 % pour le cancer du poumon et 10 % pour le cancer de la prostate. Cette étude indique que la réduction globale du risque de cancer atteindrait 34 % pour les patients consommant régulièrement de l’aspirine depuis au moins 5 ans !
Le professeur Rothwell souligne toutefois avec force qu’il n’est pas question pour l’instant de recommander à tous les adultes en bonne santé de commencer à prendre régulièrement de l’aspirine. Cet éminent scientifique rappelle en effet que la prise régulière et prolongée d’aspirine n’est pas sans danger et entraîne une augmentation incontestable du risque de saignement et d’hémorragie. C’est pourquoi ce chercheur reste prudent et pense que l’aspirine doit être réservée dans un premier temps à certains patients à risque, par exemple ceux présentant des polypes au côlon.
Le second travail, tout aussi intéressant, concerne les effets de l’aspirine sur les métastases et s’appuie sur cinq essais menés en Grande Bretagne.
Dans cette étude, les chercheurs ont pu constater, après un suivi de six ans, que les patients prenant quotidiennement 75 mg d’aspirine voyaient leur risque de métastases réduit de 36 % en moyenne (ce taux allant de 18 % pour les cancers du rein et de la vessie à 46 % pour les cancers du côlon et de la prostate). Cette étude révèle également que cet effet protecteur semble indépendant de l’âge et du sexe des patients.
Enfin, la troisième étude, publiée dans le Lancet Oncology, concernait également l’impact de la prise régulière d’aspirine sur la fréquence des métastases. Cette étude estime pour sa part qu’une consommation régulière et prolongée d’aspirine permet de réduire d’environ 40 % le risque de métastases pour certains cancers, parmi lesquels le cancer du sein, de l’estomac et de l’œsophage.
L’aspirine semble également avoir des effets thérapeutiques très intéressants sur certaines pathologies touchant le cerveau. En octobre 2012, une étude américaine a ainsi montré que l’aspirine pourrait également permettre de prévenir l'apparition d'états de démence chez certaines personnes âgées. Et par là même de réduire le risque de développer la maladie d'Alzheimer.
Une équipe du Puget Sound Health Care System à Seattle, sur la côte Ouest des Etats-Unis, a procédé à l'analyse, pendant trois ans, des différents traitements médicamenteux absorbés par 5 000 patients de plus de 65 ans atteints de démence. Au terme de ce suivi, sur 3 227 survivants, un total de 104 sujets avaient développé la maladie d'Alzheimer. Selon John Breitner qui a dirigé ce travail, « ces résultats montrent clairement que l'utilisation à long terme de l'aspirine réduit de 45 % le risque de maladie d'Alzheimer » (Voir Neurology).
En matière cardio-vasculaire, l’intérêt de l’utilisation de l’aspirine en prévention secondaire, c’est-à-dire pour les patients déjà atteints d’une pathologie ou d’un problème cardio-vasculaire, a été largement démontré par de nombreuses études épidémiologiques (Voir cnge).
L’ensemble de la littérature scientifique disponible à ce sujet montre que, pour ces patients, une consommation quotidienne d’aspirine comprise entre 75 et 80 mg semble présenter le meilleur rapport bénéfice risque en limitant sensiblement le risque de saignement tout en permettant une diminution du risque global cardio-vasculaire de l’ordre de 10 à 15 %.
Mais on le sait, en médecine comme en pharmacologie rien n’est simple et plusieurs études récentes sont venues sérieusement remettre en cause l’intérêt d’une utilisation préventive à large échelle de l’aspirine, en prévention primaire, c’est-à-dire pour des sujets en bonne santé. Une étude anglaise publiée en 2009 et intitulée « Aspirin for Asymptomatic Atherosclerosis » a analysé les conséquences d’une consommation régulière d’aspirine pendant huit ans sur une population de 3 500 hommes et femmes en bonne santé, âgés de 50 à 75 ans (Voir Medwire News).
Les résultats de ce travail en double aveugle contre placebo sont très intéressants et montrent que si le nombre d’accidents cardio-vasculaires et d’AVC est le même dans le groupe qui prenait de l’aspirine et dans celui qui prenait le placebo, les saignements et hémorragies augmentent de 66 % (passant de 1,2 à 2 %) pour le groupe prenant régulièrement de l’aspirine.
Selon cette étude, les sujets en bonne santé n’ayant aucun problème cardiaque identifié ne doivent pas prendre régulièrement de l’aspirine car les risques pour la santé d’une telle consommation sont supérieurs aux bénéfices attendus en termes de prévention cardio-vasculaire.
Ces conclusions ont été confirmées par une étude réalisée sur 100 000 participants et publiée en février 2012 dans les Archives de Médecine Interne (AIM) qui montrent que les risques induits par la prise quotidienne d'une faible quantité d’aspirine chez des sujets en bonne santé dépassent les bénéfices en termes de prévention cardio-vasculaire (Voir étude NCBI).
Bien que les effets préventifs de l’aspirine en matière cardio-vasculaire ne soient pas remis en cause par cette étude (diminution de 15 % du risque global d’accident cardio-vasculaire), ce travail souligne que les personnes consommant régulièrement une faible quantité d’aspirine augmentent de 37 % leurs risques de saignements gastro-intestinaux et de 38 % leurs risques d’AVC hémorragiques.
Ces deux études convergent donc vers les mêmes conclusions : la prise régulière d’aspirine est clairement bénéfique pour les patients souffrant d’une pathologie cardio-vasculaire mais n’est pas indiquée, dans l’état actuel de nos connaissances, pour les sujets en bonne santé.
Mais les choses se compliquent singulièrement à partir du moment où l’on prend en compte les effets bénéfiques préventifs, multiples et globaux de l’aspirine, c’est-à-dire non seulement les effets protecteurs en matière cardio-vasculaire mais également les effets préventifs importants (dans le cas d’une consommation sur de longues périodes) sur certains types de démence, comme la maladie d’Alzheimer et sur un certain nombre de cancers, parmi lesquels on trouve ceux à forte incidence, côlon, prostate, poumon et sein notamment.
Si l’on se place dans cette nouvelle perspective préventive globale, la balance bénéfices-risques n’est en effet plus du tout la même car si le risque d’hémorragie ou de saignements lié à une consommation régulière d’aspirine subsiste et ne peut être contesté, le bénéfice global et polypathologique d’une telle prévention devient très important et l’emporte sensiblement sur ce risque.
C’est là qu’intervient l’inestimable secours de la génétique qui devrait permettre d’ici quelques années de beaucoup mieux cerner les populations et individus présentant des risques spécifiques de développer telle ou telle pathologie.
Il pourrait alors devenir particulièrement intéressant de proposer à ces personnes, et à elles seules, une prévention primaire dès le plus jeune âge basée sur l’aspirine, ce qui permettrait de réduire sensiblement leurs risques de développer certaines maladies graves, qu’il s’agisse de cancers, de maladies cardio-vasculaires ou de la maladie d’Alzheimer.
L’ensemble de ces recherches et de ces avancées sur le terrain épidémiologique montre à quel point la question de l’utilité et de la pertinence d’une prévention généralisée par l’aspirine contre certaines maladies se révèle complexe et délicate.
Ce débat mérite néanmoins d’être ouvert à la lumière de ces récentes découvertes car les bénéfices médicaux et sanitaires à long terme d’une telle prévention, si elle est conçue et mise en œuvre avec discernement et en recourant aux nouveaux outils d’analyse génétique, pourraient s’avérer considérables, tant sur le plan individuel que collectif.
Il est remarquable de constater que ce médicament, utilisé depuis des millénaires de manière empirique et depuis plus d’un siècle de manière scientifique, reste absolument irremplaçable en pharmacologie et en médecine et connaît actuellement une nouvelle jeunesse en élargissant sans cesse son champ d’action préventif et thérapeutique.
Cette extraordinaire aventure scientifique, médicale et humaine de l’aspirine à travers les âges mérite d’être méditée et l’on constate aujourd’hui qu’un nombre croissant de « vieux » médicaments retrouvent également un nouveau souffle et trouvent parfois de nouvelles indications thérapeutiques surprenantes, notamment grâce aux avancées de la pharmacogénétique.
Plusieurs études récentes ont ainsi montré qu’un ancien médicament utilisé couramment contre la goutte et certains types de calculs rénaux, l’allopurinol, semblait exercer un effet protecteur relativement important contre le cancer du côlon (Voir Cancer Prevention Research).
Très récemment, des chercheurs américains de l'Université de Stanford ont également découvert qu’un antidépresseur, l’Imipramine semblait efficace contre une forme grave de cancer du poumon (Voir Cancer Discovery).
On voit donc que la réévaluation des possibilités thérapeutiques de nombreux médicaments existants, y compris des molécules très anciennes, constitue un nouveau et passionnant champ de recherche scientifique et médical.
La prochaine fois que nous prendrons une aspirine pour calmer un mal de tête, nous regarderons sans doute différemment ce petit comprimé blanc que nous avons toujours connu dans nos armoires à pharmacie mais dont les ressources médicales paraissent inépuisables !
René TRÉGOUËT
Sénateur Honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat