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Edito : Les mathématiques ne sont-elles qu'une description du réel ?

Le calcul et le concept de nombre sont bien antérieurs aux premières grandes civilisations puisque de nombreux os d'animaux, présentant plusieurs encoches et remontant à la fin du paléolithique, ont été découverts dans le monde. Les os d'Ishango, découverts dans l'actuelle République Démocratique du Congo en 1950, datent de 22 000 ans et sont considérés comme les plus anciens outils mathématiques de l’humanité, si l'on tient compte de la répartition et de l'espacement des encoches sur trois colonnes, qui permettent d'effectuer des opérations arithmétiques élémentaires. Apparue il y a plus de 5000 ans, la numération mésopotamienne est un système de numération en base soixante qui a perduré et évolué pendant 2000 ans, avant d'être repris par les civilisations grecques et arabes pour permettre l'écriture des nombres en astronomie.

A partir du VIème siècle avant J.C, les mathématiques grecques vont réussir à s'affranchir du domaine pratique pour explorer celui de l'abstraction. Les mathématiques deviennent une branche de la philosophie et il ne suffit plus d'appliquer, il faut également démontrer et convaincre. C'est l'âge d'or des mathématiques grecques, avec des personnages légendaires, comme ces grandes figures de ces nouvelles mathématiques que sont Thalès (-625 – -547), Pythagore (-580 – -490), Hippocrate (-470 – -410), puis Euclide (-325— -265). Les chiffres que nous connaissons correspondent à un système d’écriture décimale dite positionnelle, où un nombre est représenté dans un système de base 10 selon une notation positionnelle. L'Occident a emprunté cet ingénieux système d’écriture, à partir du Xème siècle à la civilisation arabe, qui l'a elle même héritée d’une numération décimale indienne beaucoup plus ancienne, la numération Brahmi, apparue au 3ème siècle avant notre ère.

A partir de 1545, Cardano, puis Bombelli furent les premiers mathématiciens à imaginer l’existence de racines carrées de nombres négatifs. Les nombres complexes ou imaginaires étaient nés. Il fallut cependant attendre 1831 pour que les nombres imaginaires, rebaptisés nombres complexes imaginés par Gauss, commencent à être vraiment acceptés par la communauté des mathématiciens.

Le grand mathématicien français Alain Connes souligne avec force que le statut épistémologique des mathématiques a été changé à tout jamais par le théorème d'incomplétude du logicien suisse Gödel, formulé en 1931. Alain Connes rappelle en effet que ce théorème fondamental ne dit pas, comme on l'affirme souvent, que, dans un système d'axiomes, il y aura toujours une proposition indécidable, dont on ne peut pas savoir si elle est vraie ou fausse. Ce théorème dit qu’il y a aura toujours une proposition vraie qui ne sera pas démontrable dans le système, ce qui est beaucoup plus dérangeant et nous oblige à reconsidérer complètement la nature même des mathématiques, qui ne peut plus se limiter à un simple outil de description logique du réel. Utilisant une analogie judiciaire, Alain Connes montre que, si certains faits sont démontrables devant un tribunal, ils sont automatiquement vrais. Mais l'inverse n'est pas vrai : un fait peut être vrai sans être démontrable à l'intérieur du tribunal. Le théorème de Gödel nous a donc appris à distinguer entre ce qui est démontrable, dans le système déductif dans lequel on travaille, et la réalité. Grâce à ce théorème génial, on sait maintenant que la plupart des énoncés vrais sont non démontrables. Pour Alain Connes, la seule façon de penser cette nouvelle vision intrinsèquement inachevée des mathématiques est d'adopter une position platonicienne qui suppose l'existence d'une “réalité mathématique archaïque ou primitive”, qui résiste à l’exploration, se révèle progressivement cohérente et se situe hors de l'espace et du temps, dans une sorte d'éternité totalement indépendante de l'esprit humain.

Alain Connes se dit persuadé, non sans de puissants arguments (qu'il développe dans plusieurs ouvrages, dont "Matière à penser", un dialogue avec Jean-Pierre Changeux) qu’on découvrira un jour que la réalité matérielle se situe en fait à l’intérieur de la réalité mathématique. Alain Connes considère que la vraie compréhension du monde physique extérieur passera par notre capacité à comprendre notre place à l’intérieur du monde mathématique. Ce chercheur est convaincu que la structure du réel pourrait être fondamentalement bien plus simple qu'on ne l'imagine, ce qui n'est pas incompatible avec le caractère inépuisable de l’information contenue à la fois dans les systèmes physiques et les énoncés mathématiques. Pour étayer sa thèse, Alain Connes souligne que les théories de la gravitation de Newton, tout comme la relativité générale ou la mécanique quantique, expliquent des phénomènes extrêmement complexes avec des lois qui sont pourtant d’une étonnante simplicité.

Et il faut bien reconnaître que plusieurs avancées mathématiques et physiques récentes semblent renforcer sensiblement cette étrange convergence conceptuelle mais aussi matérielle entre mathématiques et physique. Une équipe internationale a ainsi montré récemment que la théorie quantique a besoin des nombres complexes pour fonctionner correctement. Certes, Erwin Schrödinger, l'un des pères de la physique quantique (découvreur de la fonction d'onde) fut le premier à introduire les nombres complexes dans la théorie quantique dans son équation d'onde. Mais pour lui, les nombres complexes n’étaient qu’un outil pratique, rien de plus. Sauf que cette récente étude conduite par Miguel Navascués, professeur à l’Institut d’optique quantique et d’information quantique (IQOQI) de Vienne, a prouvé le contraire en imaginant un dispositif expérimental composé de trois parties connectées par deux sources de particules où la prédiction de la théorie quantique complexe standard ne peut pas être exprimée par un biais physique. Cette avancée majeure confirme très solidement que les nombres imaginaires sont bien plus qu'un artifice de calcul pour le fonctionnement de la théorie quantique, car sans eux, cette théorie se vide de sa substance et perd son pouvoir prédictif.

Selon la thèse développée dans son essai, "Notre Univers mathématique", en 2014, le cosmologiste Max Tegmark avance l'hypothèse hardie que tout l’Univers, y compris l'espèce humaine, fait partie d’une structure mathématique. Toute matière est constituée de particules comme la masse, le spin, et ces propriétés sont purement mathématiques. Tegmark affirme : « Si vous acceptez l’idée que l’espace lui-même et tout ce qu’il contient, n’ont pas du tout de propriétés à part les propriétés mathématiques alors, l’idée que tout est mathématique devient recevable et même évidente ». Et force est de constater que l'ordre qui prévaut dans la nature semble donner raison à Tegmark. La phyllotaxie qui est l’étude de l’ordre d'implantation des feuilles ou rameaux sur la tige d’une plante, d’un fruit, d’une fleur, a par exemple montré que la célèbre suite de Fibonacci (1175-1250), une suite de nombres entiers dont chaque terme successif représente la somme des deux termes précédents, et qui commence par 0 puis 1, permettait de prédire que l’ordre d’implantation des fleurs de l’artichaut, des écailles de l’ananas ou des piquants d’un cactus, à partir de l’angle de l’implantation de deux éléments successifs, correspond au rapport entre deux nombres successifs de la suite. Cette célèbre suite, on le sait, tend à se rapprocher (sans jamais l'atteindre), du fameux « nombre d'or », noté « φ », dont la valeur exacte est de (1+√5)/2, soit environ 1,6180339887, un nombre considéré par les Grecs comme le symbole de l’harmonie et de la proportion parfaite, tant dans la nature que dans les réalisations architecturales…

De plus, beaucoup de phénomènes physiques ont été prédits ou expliqués grâce aux mathématiques, qu'il s'agisse de l’orbite d’une planète, de l’existence de la planète Neptune ou du fameux Boson de Higgs qui a révolutionné la physique des particules. En 2015, le chercheur Tamar Friedmann, de l'Université de Rochester (États-Unis), et son collègue Carl Hagen, ont découvert que le fameux nombre irrationnel Pi, qui exprime le rapport constant de la circonférence d’un cercle à son diamètre, est de manière surprenante également présent dans un atome d'hydrogène, avec les niveaux énergétiques auxquels les électrons peuvent se situer par rapport au noyau. « Notre découverte réunit de façon élégante la physique et les mathématiques et je suis surpris de constater qu'une formule purement mathématique du XVIIe siècle caractérise un système physique qui n'a été découvert que 300 ans plus tard », a déclaré M. Friedmann. Ces scientifiques ont réalisé cette découverte en étudiant les trajectoires des électrons sur les différents niveaux énergétiques. Ils ont constaté que plus l'électron était éloigné du noyau, plus son orbite ressemblait à un cercle parfait. Selon ces chercheurs, la mise en évidence de la réalité physique du nombre Pi affirme l'existence de liens entre le monde abstrait des mathématiques et le monde réel de la physique. L'ensemble de ces surprenantes mais indéniables correspondances entre le monde réel de la physique et le monde abstrait des mathématiques fait dire à Max Tegmark « qu'il il existe une élégante simplicité et beauté dans la nature, telle qu’elle est révélée à notre cerveau par des formes ou des lois mathématiques » (Voir Physics World).

Enfin, dans le domaine cosmologique, actuellement en pleine effervescence, avec ce débat sur la vitesse réelle d’expansion de l'Univers et sur la réalité de la matière noire, les mathématiques ont également « pris le pouvoir » pour expliquer de manière convaincante certaines observations ou conforter certaines théories. Pour résoudre le problème de la singularité qui selon le modèle du Big Bang est à l'origine de l'Univers, Stephen Hawking et James Hartle ont proposé une hypothèse d'un univers sans bords, où la singularité initiale serait absente. Cette hypothèse repose sur l'idée que le temps, près de l'origine, est un temps imaginaire qui cède la place à l'espace de telle manière qu'il n'y a plus que de l'espace, et pas de temps. Selon cette troublante théorie de Hartle-Hawking, l'Univers n'aurait donc pas d'origine, ou de "commencement", et n'aurait pas de limites initiales, ni dans le temps, ni dans l'espace. Dans le cadre de cette théorie, l’écoulement du temps, sa "flèche" ne serait plus irréversible et ce temps imaginaire pourrait indifféremment s'écouler dans le sens de l'expansion de l'univers, ou dans le sens de sa contraction, avant que ne se produise une nouvelle phase d'expansion d'où émergerait la flèche du temps telle que nous la connaissons et la mesurons.

Évoquons enfin la théorie en 2019 du Docteur Melvin Vopson, de l’Université de Portsmouth. Ce scientifique a proposé un nouveau principe d'information dynamique, basé sur l'équivalence entre masse, énergie et information. Il a par ailleurs suggéré que l’information a une masse et que toutes les particules élémentaires stockent des informations sur elles-mêmes (Voir University of Portsmouth). Selon cette théorie, comme l’entropie totale de l’Univers doit être constante, l’augmentation de l’entropie physique doit obligatoirement être compensée par une diminution de l’entropie de l’information. Ce chercheur souligne que « la minimisation de l’information suppose une optimisation du contenu de l’information, assimilable à une compression des données en informatique ». Si notre Univers est une simulation informatique, comme le suggère le Docteur Vopson, et si l'information a une masse, il devient alors possible de détecter, sous forme de photons, des bits d'information contenus dans une particule, en montant un dispositif expérimental qui provoque des collisions entre particules et antiparticules.

A l'instar des particules, qui ont une double réalité irréductible, corpusculaire et ondulatoire, le réel et tout notre Univers pourraient donc bien avoir également une double réalité, physique et matérielle, d'une part, mathématique et informationnelle, d'autre part, ces deux dimensions fondamentales étant consubstantielles, bien que distinctes, ce qui confirmerait de manière éclatante l'intuition de Pythagore qui pensait, il y a 2600 ans, que « Les nombres sont l'essence et le principe des choses »...

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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