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Edito : L’intelligence animale n’a pas fini de nous étonner

Depuis l’Antiquité, l’homme n’a cessé de s’interroger sur la question de savoir si l’homme était le seul à posséder la faculté d’intelligence et de raisonnement. Dans sa Métaphysique, Aristote commence par affirmer que seuls les hommes sont doués de raison (logos) et peuvent distinguer le bien du mal. Selon le grand philosophe grec, les animaux peuvent, certes, ressentir des émotions et des sensations (phone) mais ne font que suivre leur “nature” ou, pour certains, leurs “habitudes”. Mais, comme toujours, la pensé d'Aristote est complexe et il affirme aussi que certains animaux possèdent « une forme d'intelligence et sont capables d'apprendre ». Descartes affirmera pour sa part en 1646 que les animaux ne sont pas que des machines biologiques sophistiquées, certes dotées de conscience mais incapables de pensée, cette faculté supérieure étant liée à l’âme et restant le propre de l’homme. En 1872, Darwin, dans son ouvrage "La Descendance de l’homme", émet une hypothèse audacieuse qui s’avérera féconde et prémonitoire. Il affirme que « Quiconque admet le principe général de l’évolution doit reconnaître que, chez les animaux supérieurs, les facultés mentales, quoique si différentes par le degré, sont néanmoins de même nature que celles de l’espèce humaine et susceptibles de développement ».

Depuis quelques années, plusieurs études ont montré de manière solide que de nombreux animaux, et pas seulement les mammifères, étaient dotés de facultés cognitives insoupçonnées et tout à fait étonnantes. En 2019, une étude internationale conduite par le Professeur Howard de l’université de Melbourne a fait grand bruit, en montrant que certaines abeilles, dont le cerveau est pourtant un millions de fois plus petit que le nôtre, possédaient un haut niveau d’abstraction et pouvaient apprendre certaines opérations arithmétiques. Ces chercheurs ont soumis des abeilles à une série de tests destinés à évaluer leurs capacités d’addition et de soustraction. Ils ont retenu deux couleurs, chacune correspondant à une opération mathématique : le bleu pour l’addition, le jaune pour la soustraction. Les scientifiques ont placé les abeilles dans un petit tunnel en forme de Y, équipé de deux sorties. Les chercheurs ont ensuite placé des carrés colorés à l’entrée de ce tunnel. Ils ont alors observé si ces insectes apprenaient à agir de manière adéquate en fonction de la couleur : face à des carrés bleus, l’abeille doit ajouter un carré. Si ces carrés sont jaunes, elle doit en retirer un.

En cas de bonne réponse, les abeilles étaient récompensées par de l’eau sucrée. Si elles se trompaient, elles avaient droit à une solution amère composée de quinine. Au bout de quelques heures, le taux de bonnes réponses est passé de 50 à 80 %. Encore plus étonnant, même après suppression du système de récompense, le taux de réponses correctes s’est maintenu à 70 % pour les additions, 65 % pour les soustractions. Cette expérience conforte l’hypothèse selon laquelle les abeilles possèdent une capacité cognitive innée pour la manipulation de quantités. Cette faculté permettrait, entre autre, à ces insectes, de créer une carte cognitive précise de leur environnement et expliquerait leur incroyable sens de l’orientation (Voir Science).

Les fourmis, en dépit de leur minuscule cerveau, sont également capables de performances cognitives surprenantes, comme le souligne Antoine Wystrach, éthologue au Centre de recherches sur la cognition animale à Toulouse. Ce chercheur a étudié des fourmis d’Australie et découvert leur incroyable capacité d’orientation. Il a montré que les fourmis sont capables de lire leur orientation dans le ciel. Ces insectes peuvent également détecter la direction du vent par rapport à leur corps. Cette information est ensuite combinée par les fourmis à la lecture du ciel. Ce scientifique a montré que la navigation, chez ces insectes, combine en réalité deux stratégies universelles : l’intégration du trajet, qui permet à l’animal d’avoir une première estimation de la distance parcourue et de la direction prise, et l’utilisation de repères terrestres mémorisés. Comme le souligne Antoine Wystrach, « Il n’y a rien de mécanique dans ces comportements : on voit durant la phase de développement des jeunes fourmis leurs compétences en navigation se renforcer à mesure que les jours passent, preuve que l’apprentissage et l’expérience sont primordiaux pour le développement de ces capacités cognitives ».

Une autre étude montre que nos cousins chimpanzés possèdent également des qualités de navigation qui dépassent de loin les aptitudes des humains ordinaires : ils utilisent pour s’orienter une véritable carte spatiale mentale. Ces travaux ont été dirigés par Christophe Boesch, primatologue à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig, en Allemagne, qui travaille depuis plus de quarante ans au cœur du parc national de Taï, en Côte d’Ivoire. « Il s’agit d’un environnement de forêt tropicale extrêmement dense, dont la canopée se situe à environ une trentaine de mètres de hauteur. De celle-ci, émergent de grands arbres d’une cinquantaine de mètres de haut, tandis que de plus petits se développent plus bas. Sans boussole, un humain se perd dans les 20 premiers mètres. Mais les chimpanzés, eux, évoluent avec aisance sur des territoires de 25 à 30 kilomètres carrés. » Ces singes se déplacent sans problème en ligne droite d’un arbre à l’autre et semblent posséder une carte mentale précise de la position des arbres qui les intéressent, mais aussi des distances entre ceux-ci. Plus étonnant encore, ils se souviennent de la production de fruits d’un arbre et y reviennent la saison suivante. Ces travaux remarqués ont confirmé que ces singes avaient bien la notion du temps qui passe et pouvaient se souvenir des événements du passé pour prendre des décisions dans le présent.

Cette découverte est importante car les scientifiques ont longtemps cru que seuls les humains possédaient une mémoire des événements, dite "mémoire épisodique". Mais on sait à présent que ce type particulier de mémoire est belle et bien présente dans le monde animal : une étude mené à Cambridge sur les geais buissonniers, une espèce qui a pour habitude de cacher sa nourriture dans une centaine de cachettes différentes et de la récupérer parfois jusqu’à une année plus tard, a montré qu’une fois passée la date de péremption des vers frais, les oiseaux ne ciblaient plus que les cachettes où ils avaient placé les noix, ce qui démontre qu’ils ont la notion du temps qui passe, et des souvenirs spatio-temporels précis. D’autres recherches montrent que de nombreuses espèces animales possèdent également une intelligence émotionnelle qui s’apparente à une véritable empathie : une autre expérience a ainsi placé deux rats dans une même pièce durant deux semaines. Le premier était prisonnier dans une cage en plastique transparent, fermé par une trappe. L’autre, libre, était capable de voir son nouvel ami essayer de sortir de sa cage. Le résultat de cette expérience est édifiant : lorsqu’ils voient leur compagnon enfermé, les rats libres le libèrent dans 77 % des cas, alors qu’en présence d’une cage vide, seuls 12 % des rats ouvraient la porte de la prison.

Récemment, une autre étude troublante s’est penchée sur les capacités cognitives des bourdons, un animal au cerveau 5000 fois plus petit que celui d'un chimpanzé, et qu'on pensait incapable d'apprentissage. Pourtant ces recherches ont montré le contraire. Ces bourdons ont été placés dans une boîte de puzzle et devaient pousser successivement deux barrières pour accéder à une récompense sucrée. Dans un premier temps, tous les bourdons testés ont échoué à ce test. Pourtant, après une période d'apprentissage, les scientifiques ont pu apprendre à 9 de ces bourdons à résoudre ce problème logique. Les bourdons savants ont été replacés dans la boîte en compagnie de bourdons-novices. Et là, surprise, sur les 15 novices, 5 d'entre eux ont été capables de surmonter l’épreuve en observant le bourdon démonstrateur. Selon ces scientifiques, ces expériences montrent que, mêmes ces minuscules animaux savent faire preuve, en situation, d’un véritable apprentissage social.

De récents travaux remettent également en question la théorie dominante selon laquelle il n'existerait pas de culture transmissible et cumulative chez les animaux. Il semblerait bien, selon ces études, que les abeilles et les chimpanzés soient capables, à certaines conditions, de développer eux-aussi des compétences complexes, qu'ils n'auraient jamais pu maîtriser seuls, auprès de leurs pairs. « Nos travaux remettent fondamentalement en question l'idée selon laquelle la culture cumulative est une capacité rare et réservée à quelques espèces, dont l’espèce humaine », souligne Alice Bridges, l'une des scientifiques ayant dirigé ces travaux (Voir Nature).

Une autre étude récente menée par Melissa Johnston de l’Université de Tübingen en Allemagne, a révélé que certains oiseaux, et notamment les corbeaux, possédaient une intelligence qui n’avait rien à envier à celles de nos cousins les singes. Ces travaux ont montré que les corbeaux sont capables de prendre des décisions en fonction de la probabilité d’obtenir une récompense, une compétence cognitive dénommée inférence statistique, qu’on pensait réservée aux primates. Dans ces expériences, ces oiseaux ont été entraînés à picorer parmi neuf symboles de différentes couleurs, chaque picotement permettant d’obtenir une récompense, sous forme de nourriture. Les corbeaux ont rapidement appris à associer chaque symbole à une probabilité spécifique de recevoir une récompense. L’expérience a été conçue pour offrir aux corbeaux un choix entre deux options à chaque essai. Chaque choix offrait une récompense potentielle, mais certains choix étaient plus rentables que d’autres en matière de probabilité de récompense. Les résultats de l’expérience ont été étonnants. Dans plus de 70 % des cas, les corbeaux ont choisi les formes associées à la plus haute probabilité de récompense. Cette étude montre que les corbeaux ont la capacité d’utiliser des informations limitées sur la probabilité d’un événement et de les appliquer dans une nouvelle situation pour maximiser la possibilité d’obtenir une récompense. Et même lorsqu’ils ont été à nouveau soumis à ce protocole un mois plus tard, les corbeaux ont continué à prendre des décisions basées sur les probabilités, montrant ainsi leur excellente mémoire (Voir Cell).

Enfin, il faut évoquer une étude qui a fait grand bruit et vient d’être publiée dans la prestigieuse revue Nature. Ce travail dirigé par Isabelle Laumer, primatologue à l’Institut Max Planck à Constance, en Allemagne, montre pour la première fois, un orang-outan sauvage, à Sumatra, en train d’utiliser une plante médicinale aux bienfaits connus pour soigner une blessure (Voir Nature). Ce grand singe, nommé Rakus, a été observé en train de mastiquer lentement des tiges et des feuilles qu’il venait de cueillir. Au bout de quelques minutes, Rakus s’est mis à appliquer cette pommade du bout des doigts sur la plaie importante qu’il s’était faite trois jours auparavant sur la joue. Le plus étonnant est que ce singe, qui avait le choix entre une grande variété de plantes, a choisi avec soin des Fibraurea tinctoria, des plantes grimpantes médicinales que n’utilisent pratiquement jamais ces singes et qui sont connues par les autochtones pour traiter les blessures et des affections telles que la dysenterie, le diabète et le paludisme. Ces chercheurs ont également observé que Rakus a pendant plusieurs jours soigneusement appliqué l’onguent issu de la plante uniquement sur la plaie et nulle part ailleurs sur son corps… Grâce à ce traitement très efficace, la plaie s’est refermée et désinfectée en quelques jours et au bout d’un mois, la cicatrice était à peine visible.

Ce remarquable comportement animal, jamais encore observé, peut s'inscrire dans le cadre conceptuel de la théorie enrichie des intelligences multiples de Gardner (1993) qui définit huit formes distinctes (bien qu'interdépendantes) d'intelligence : logico-mathématique, linguistique, kinesthésique, musicale, interpersonnelle, intrapersonnelle, visuo-spatiale et enfin naturaliste. Apparemment, ce singe possède au moins cinq de ces formes d'intelligence.

Selon certains chercheurs, ces singes auraient cependant un cerveau qui resterait génétiquement programmé pour ne pouvoir mobiliser simultanément plusieurs formes d'intelligence (et les combiner) que de manière exceptionnelle, sous la pression d'un événement particulier, menaçant sa survie ou celle de ses proches. L'homme, au contraire, aurait seul, grâce à certains gènes cérébraux particuliers et uniques à son espèce, la faculté de pouvoir spontanément, sans raison précise, mobiliser toutes ses formes d'intelligence, ce qui le rendrait unique dans l'évolution animale et lui aurait permis de supplanter les autre espèces et d’imposer, pour le meilleur et pour le pire, sa domination dans l’ordre du vivant.

Il y aurait donc finalement, sans que cela ne remette en cause les capacités cognitives tout à fait étonnantes des animaux, une différence de nature, et pas seulement de degré entre l'homme et l'animal, en matière de capacité spontanée de raisonnement, d'abstraction et de conceptualisation. Cette question philosophique et scientifique est cependant loin d’être tranchée et continue de faire l’objet de débats passionnés. Quoiqu’il en soit, cette reconnaissance nouvelle de l’étendue et de la richesse des formes d’intelligences animales brouille les frontières ontologiques entre l’homme et les autres espèces. Elle nous oblige à sortir de la vision séculaire d’une altérité radicale et définitive entre l’homme et l’animal et nous éclaire d’une lumière troublante sur la part d’animalité que nous conservons, mais aussi, sur la part d’humanité irréductible que semblent posséder de nombreuses espèces qui nous entourent...

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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