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Edito : L’Imagination, moteur de l’Intelligence humaine - Vers une théorie dynamique, globale et non linéaire de l'intelligence
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CAMPAGNE de DONS 2024 :
Lecteurs et lectrices de RT Flash, vous êtes des gens formidables. Vous avez été des dizaines et des dizaines à répondre à mon appel de la semaine dernière. Nous ne sommes plus qu’à 398 euros de notre objectif. Je ne me fais plus de soucis. J’ai la conviction que ce dernier petit pas sera franchi avant la fin de l’année.
Un grand Merci. J’ai maintenant la conviction que nous pourrons mettre en ligne notre Lettre pendant toute l’année 2025.
Avant de vous quitter, je vous souhaite de belles fêtes de Noël et d’entrer avec Bonheur dans la nouvelle année.
Bien Cordialement
René Trégouët
Sénateur Honoraire
EDITORIAL :
L’Imagination, moteur de l’Intelligence humaine - Vers une théorie dynamique, globale et non linéaire de l'intelligence
Depuis l'Antiquité, philosophes et scientifiques ont été fascinés par le phénomène insaisissable de l'intelligence humaine. Pour Platon, il faut distinguer l'intelligence, "activité même de la connaissance", qui est une puissance, de la sensation, mais aussi de la réflexion qui relève de la volonté du sujet. Platon considère qu'on peut très bien être intelligent, sans pour autant être capable de réflexion et inversement. Aristote considère pour sa part que la pensée est une opération qui consiste à manier des concepts. Dans cette vision dynamique, l'intellect se manifeste tantôt comme une cause, tantôt comme une matière.
Il a fallu attendre le début du XXème siècle pour que la science valide les premiers outils de quantification de l'intelligence. Alfred Binet et Théodore Simon proposent ainsi en 1905, à la demande de l'Etat, un nouvel outil destiné à identifier les élèves les plus faibles sur le plan scolaire. Ce test de Binet-Simon sera repris en 1912 par l'Allemand William Stern qui va établir un rapport entre les résultats obtenus au Binet-Simon et l’âge réel, inventant alors le concept d'âge mental et la notion de "quotient intellectuel". En 1939, l'Américain Louis Léon Thurstone remet en cause l'hypothèse d'une corrélation forte entre les différentes aptitudes cognitives en isolant, parmi une multitude d'autre facteurs, 7 composantes majeures qui constituent l'intelligence : le facteur spatial (représentation dans l'espace des structures), le facteur perception (capacité d'extraire des détails dans une configuration), le facteur verbal (compréhension des données), le facteur lexical (richesse et utilisation adéquate du vocabulaire), le facteur mémoire (faculté de mémorisation), le facteur numérique (capacité de calculs et de compréhension des ordres de grandeur) et enfin le facteur raisonnement (définir des relations entre les éléments d'un ensemble). Thurstone émet l'hypothèse que ces sept facteurs sont largement indépendants et décorrélés et représentent donc des formes d’intelligence et n'ont pas de liens direct entre eux. Ce scientifique en déduit que le concept même d'intelligence générale, en tant que phénomène mesurable, ne repose pas sur des bases expérimentales solides et ne peut être quantifié de manière rigoureuse et définitive...
En 1983, le grand psychologue Howard Gardner, Professeur à Harvard, publie son célèbre essai sur la théorie des intelligences multiples, dans lequel il critique l'importance excessive accordée, selon lui, aux tests d'intelligence dans le cadre de l'orientation scolaire des enfants. Pour Gardner, les tests de QI ne peuvent évaluer que certaines formes d'intelligence, principalement logiques et mathématiques. Toutefois, ils restent impuissants à mesurer de nombreuses autres formes d'intelligence, pourtant aussi essentielles. Partant de ce constat, Gardner propose sa théorie des intelligences multiples qui comprend 8 formes d'intelligence non hiérarchisables et qui s'appuie sur la définition suivante : « L'intelligence est un ensemble d'aptitudes qui permet à une personne de résoudre des problèmes ou de concevoir des objets matériels ou immatériels qui sont importants dans un contexte culturel donné ». Selon Gardner, les 8 formes d'intelligence sont l'intelligence linguistique, l'intelligence logico-mathématique, l’intelligence spatiale, l'intelligence interpersonnelle, l'intelligence intrapersonnelle, l'intelligence corporelle, l'intelligence musicale et enfin l'intelligence naturaliste.
Depuis plus de 30 ans, le Professeur Olivier Houdé, qui dirige le laboratoire de psychologie expérimentale du CNRS à la Sorbonne, et dont les travaux sont mondialement reconnus, a élaboré, en s'appuyant sur les neurosciences, une nouvelle théorie originale et remarquable de la construction cognitive qui remet en cause de manière argumentée et féconde la théorie constructiviste de Piaget et vise à surmonter le "paradoxe Kahneman-Piaget". Pour Piaget, le développement de l’enfant se réalisait selon quatre stades : sensorimoteur chez le bébé, prélogique intuitif entre 2 et 7 ans, logique concret entre 7 et 12 ans, enfin rationnel et abstrait à partir de l’adolescence. Jean Piaget considérait que la pensée se développait chez l'enfant par étape, dans un processus "d'équilibration dynamique".
Mais au début de ce siècle, le psychologue américain Daniel Kahneman est venu bousculer ces certitudes et cette vision linéaire. Il a montré à quel point des éléments irrationnels interviennent, à tous les âges de la vie, dans la formation des décisions et jugements des différents acteurs économiques. Ses travaux lui vaudront le prix Nobel d’économie en 2002 et remettent en cause la rationalité des agents économiques et le vieux concept de l’Homo œconomicus, forcement logique et calculateur. Dans son essai "Système 1, système 2, les deux vitesses de la pensée", Kahneman soutient que le système 1 désigne les intuitions dites "heuristiques", c’est-à-dire des stratégies automatiques qu’on utilise le plus souvent pour trouver une solution à un problème. Le système 2, en revanche, mobilise la réflexion ; il est plus lent et analytique et correspond à la pensée logique de J. Piaget. Pour D. Kahneman, les deux systèmes coexistent, mais le système 1, plus rapide, domine, y compris chez l’adulte. Selon D. Kahneman, l'être humain, contrairement à ce que postule la théorie de Piaget, serait en fait dominé par ses intuitions, y compris lorsqu'il doit prendre des décisions de nature économique et commerciale.
S'appuyant sur les travaux de Kahneman, Olivier Houdé a montré que le développement de l’intelligence était dynamique, non linéaire, foisonnant, et finalement bien plus ambigu et complexe que ne le pensait Piaget, qui avait une conception linéaire et cumulative du processus de construction de l'intelligence chez l'enfant. Le Professeur Houdé montre que, lorsqu’on reproduit les expériences de Piaget sur les enfants, on s’aperçoit que la pensée intuitive perdure, même lorsqu’ils en ont dépassé le stade. Le véritable défi pour l’enfant serait en réalité d’inhiber une réponse spontanée immédiate (le système 1) pour privilégier une réponse à plus long terme, plus logique (le système 2). Selon Houdé, l’intelligence ne résiderait ni dans le système 1 ni dans le système 2, mais dans la capacité à arbitrer au bon moment entre ces deux systèmes, face à une situation nouvelle.
Dans la théorie de la connaissance patiemment construite par Olivier Houdé, il existerait trois systèmes fonctionnant en interaction et coordination dans l'élaboration de la pensée : l’intuition, la logique et la capacité d’inhibition qui permet d’éviter les erreurs et pièges de l’intuition. De manière passionnante, Houdé tente également d'articuler sa construction théorique aux différentes réflexions développées depuis l'antiquité par les philosophes sur la connaissance. Il souligne avec malice que la psychologie était déjà à l’œuvre dans la démarche philosophique des grands penseurs de l’Antiquité, notamment chez Platon, sans doute le premier grand philosophe à s’être posé des questions sur les origines et les mécanismes de la pensée.
Platon suppose que nos idées sont innées, et forment en quelque sorte une espèce de "réservoir" ou de "capital" cognitif, que le cerveau va chercher à réactiver par l’apprentissage et le travail mental. À l’époque des Lumières, Kant reprendra en l'enrichissant, cette conception platonicienne. Le grand philosophe allemand soutient que l'esprit humain est capable de connaître le monde parce qu'il possède en lui les notions d'espace et de temps, comme "formes a priori de la sensibilité". Pour Kant, la raison est donc capable de formuler des jugements synthétiques "a priori", c'est-à-dire qui ne reposent pas uniquement sur des expériences sensibles mais qui sont néanmoins universels.
Dans le domaine des sciences cognitives, la célèbre chercheuse en psychologie cognitive et comportementale Elizabeth Spelke, qui travaille à l’université de Harvard sur des programmes d’observation de très jeunes enfants, a montré de manière remarquable, que si l’on montre un objet à un bébé de quelques mois à peine, puis qu’on le dissimule, il va rechercher l’objet des yeux. Bien qu'il ne l'ait pas appris, le jeune enfant semble savoir que l’objet n'a pas disparu, qu’il existe toujours. On peut en conclure que la notion de permanence de l’objet est une forme de connaissance presque innée. Elisabeth Spelke montre que les nouveau-nés comprennent instinctivement que les objets sont indépendants les uns des autres. Si un objet est partiellement caché, le bébé cherchera à en découvrir la partie occultée : d’abord par le regard puis par le toucher. Encore plus étonnant, si le bébé a déjà vu, dans le passé, cette forme cachée, il est capable de l’imaginer dans le présent. Les nourrissons comprennent également qu’une chose ne peut pas en traverser une autre ou que deux objets ne peuvent pas occuper la même place en même temps. Ces expériences montrent également que les nouveau-nés sont capables d'estimer des quantités. C'est ainsi que, placés devant une boite remplie à 80 % de balles de ping-pong blanches et à 20 % de rouges, les bébés vont montrer leur étonnement si, en plongeant la main dans la boîte, un adulte en sort plus de rouges que de blanches.
Ces expérimentations, désormais célèbres de la Docteure Spelke, dont celles réalisées en 2014 en collaboration avec le CNRS et l'Inserm, ont montré que le bébé comprend et intègre les contraintes physiques spécifiques qui régissent le déplacement d'un objet dans le triptyque espace, temps, quantité, ce qui conforte de manière troublante la théorie de la connaissance de Kant (Voir Inserm). Ces découvertes ont des résonances philosophiques profondes, car elles montrent de manière solide que les bébés comprennent que les déplacements et les actions des humains sont sous-tendus par un but, mais pas les objets. Les bébés seraient donc capables de forger de manière innée le concept-clé, propre à l'être humain, d'intentionnalité. Il est intéressant de souligner que les découvertes d'Elisabeth Spelke rejoignent les travaux du chercheur Alain Berthoz, titulaire de la Chaire de Physiologie de la perception et de l'action au Collège de France, sur les bases cognitives de la perception de l'espace chez l'enfant (Voir HAL).
Olivier Houdé a identifié deux grandes conceptions de l'intelligence qui ont chacune leur pertinence : la première, innéiste, regroupe Platon, Descartes et Kant. La seconde, empiriste, est celle d'Aristote, dont le Traité de l’Âme peut être considéré comme le premier essai de psychologie. Pour ce grand penseur grec, les idées ne sont pas innées et il faut toujours construire un lien logique entre les choses et les mots. Olivier Houdé récuse l'enfermement du concept d'intelligence dans la seule vision chronologique. Il rappelle avec pertinence que certaines recherches en neurosciences portant sur les erreurs de jugement et sur le doute, s’appuient, sans toujours le savoir, sur des travaux de Descartes. Le Professeur Houdé reconnaît cependant l'apport considérable que représente la théorie de la connaissance de Piaget qui a tenté de comprendre comment se construisent progressivement les connaissances tout au long de la vie à partir d'un corpus d'informations présentes dès la naissance. Cette théorie constructiviste reste une avancée scientifique majeure car elle est la première à tenter une synthèse des deux grands courants de pensée, l’innéisme et l’empirisme. Reste que la théorie de Piaget, qui n'avait pas à sa disposition les extraordinaires outils dont disposent à présent les neurosciences pour voir en temps réel le fonctionnement du cerveau, mérite aujourd'hui d'être complétée et enrichie. Olivier Houdé souligne à cet égard qu'il faut prendre en compte cette compétition permanente bien réelle mais inconsciente qui est à l’œuvre dans nos processus cognitifs, chez l'enfant comme chez l'adulte, entre notre système intuitif rapide et automatique et notre système logique plus lent.
Olivier Houdé explique que le premier type d’apprentissage, l’automatisation par la pratique, correspond aux connaissances générales, apprises par la répétition, et qui font, en principe, partie d'un socle éducatif et culturel commun. Il s'agit là de l’intelligence issue de la culture. De manière complémentaire, le second type d’apprentissage, le contrôle par l’inhibition, fait appel à l’imagination, à la capacité à changer de stratégie de raisonnement en inhibant les automatismes habituels. Il s'agit alors d'un mode de plasticité cognitive qui permet à notre cerveau de résoudre un problème inédit. Dans cette théorie générale de la connaissance, on voit à quel point l'apprentissage, l'imagination et l'intelligence sont inextricablement liés.
Il est intéressant de souligner que cette nouvelle approche plus vaste, plus riche et plus ouverte de l'intelligence rejoint, en s'appuyant sur les avancées récentes des neurosciences et de l'imagerie cérébrale, la conception de l'intelligence qu'avaient déjà deux géants de la pensée, Einstein et Kant. Einstein avait en effet déclaré, en réponse à un journaliste, « La mesure de l'intelligence est la capacité de changer, c'est pourquoi le véritable signe d'intelligence n'est pas la connaissance mais l'imagination». Dans sa définition de l'intelligence, Einstein rejoignait Kant pour qui, « L'imagination c'est la faculté d'entendement sans objet », la faculté de rendre présent ce qui est absent ». Kant montre de manière remarquable que l'imagination nous permet de passer d'une perception d'un objet particulier au concept général et universel de cet objet. C'est pour cela que notre esprit parvient si facilement à reconnaître et à construire les multiples catégories d'objets, ou de phénomènes, qui constituent notre environnement. Par exemple, si je vois passer dans la rue un nouveau modèle de voiture très bizarre, ayant une forme sphérique et des ailerons, mon cerveau va immédiatement pouvoir classer dans la catégorie du concept "voitures", cet engin, dans la mesure où il possède quand même certaines caractéristiques essentielles qui le rattache à ce concept d'automobile (un moteur, 4 roues, un volant...). Kant, comme Einstein, considèrent donc, à juste titre, que l'imagination est bien une composante essentielle de l'intelligence, au même titre que la raison ou la connaissance. Pour Olivier Houdé, c'est cette faculté d'imagination qui devient en quelque sorte le moteur de l'intelligence humaine, en permettant à notre esprit, face à un problème jamais rencontré, de bifurquer au bon moment et de renoncer à une pensée instinctive, au profit d'un raisonnement plus profond et plus long.
Cette nouvelle conception de l'intelligence, sans renier complètement les acquis de la vision cumulative et linéaire de Piaget, nous offre une vision foisonnante de l'esprit humain, non réductible à la seule rationalité. Elle montre que nous possédons une faculté de compréhension logique de monde qui intègre non seulement les sensations mais aussi les sentiments, les émotions et la culture. C'est cette capacité cognitive plus large, plus riche et plus complexe, qui nous permet de comprendre le réel, de lui donner un sens et d'en extraire des lois universelles et partageables...
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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- Publié dans : Neurosciences & Sciences cognitives
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