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Edito : L’espérance de vie va-t-elle continuer de progresser dans notre pays ?

Je reviens cette semaine sur une question capitale et passionnante que nous avons déjà souvent abordée mais qui prend brusquement une dimension nouvelle, avec les publications de plusieurs études internationales et nationales : l’évolution de l’espérance de vie dans nos sociétés.

Avant d’en venir à développer plus particulièrement cette question complexe dans notre cadre hexagonal, un bref rappel de la situation au niveau mondial s’impose. Au milieu de siècle dernier, alors que le monde sortait de la seconde guerre mondiale, l’espérance de vie à la naissance était, en moyenne, de 47 ans au niveau mondial. Elle dépasse à présent les 70 ans, ce qui signifie qu’elle a progressé de 23 ans au cours des sept dernières décennies, ce qui est absolument sans précédent dans toute l’histoire de l’Humanité. Il faut en effet rappeler qu’il a fallu à notre espèce deux siècles et demi, de la fin du XVIIIe siècle au milieu du XXe siècle, pour gagner seulement 12 ans de vie, et voir son espérance de vie moyenne passer de 35 ans à 47 ans…

Fait remarquable, même si de grandes disparités subsistent à travers le monde, l’espérance de vie a progressé fortement dans toutes les régions du monde et sur tous les continents. Dans le monde développé, l’espérance de vie continue de progresser et dépasse 80 ans dans la plupart des pays.

L’OMS nous apprend en outre que, pour la période récente, l’espérance de vie moyenne mondiale a encore augmenté de 5 ans entre 2000 et 2015, soit la hausse la plus rapide depuis les années 1960. Ces progrès annulent les tendances à la baisse observées depuis trente ans, notamment en Afrique à cause des effets dévastateurs de l’épidémie de Sida. L’OMS nous indique en effet que l’Afrique, dans son ensemble, a connu un gain d’espérance de vie de 9,4 ans depuis le début de ce siècle, pour atteindre 60 ans, grâce à une croissance économique globale souvent sous-estimée et aux progrès scientifiques et médicaux dans la lutte contre le Sida et le Paludisme et plusieurs maladies infectieuses touchant les jeunes enfants. Quant à l’Inde, longtemps présentée comme le pays symbole du sous-développement, elle a connu une augmentation de 8 ans de son espérance de vie depuis le début de ce siècle et un Indien peut à présent espérer vivre 69 ans, contre 61 ans en 2000…

Selon différentes études réalisées par l’OMS, l’espérance de vie moyenne à la naissance pourrait atteindre 76 ans en 2050, au niveau mondial, 89 ans dans les pays développés et 81 ans dans les pays en développement. Mais l’OMS précise toutefois que ce scenario repose sur l’hypothèse d’une meilleure prévention et d’une meilleure prise en charge thérapeutique des maladies « de société », comme le diabète, le surpoids, les maladies cardiovasculaires et le cancer, qui font de plus en plus de ravages au niveau planétaire.

En France, l’espérance de vie à la naissance atteint 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes en 2017. Les Français et Françaises ont gagné 14 ans d’espérance de vie en moyenne depuis la fin de la seconde guerre mondiale et presque 40 ans de vie depuis le début du siècle dernier, et la période, improprement appelée la « Belle époque », au cours de laquelle, rappelons-le, on mourrait en moyenne à 45 ans en France… Il faut également souligner que, depuis 25 ans, sous l’effet d’une uniformisation des modes de vie, les gains obtenus par les femmes sont moins rapides que ceux des hommes et l’écart entre les sexes se resserre lentement : de 8 ans et trois mois en 1992, il est passé à six années en 2017.

On sait à présent que de multiples facteurs contribuent à l’allongement de la vie, notamment ceux liés à l’amélioration générale des conditions de vie, de travail (hygiène, alimentation) et d’accès aux soins. Mais si l’espérance de vie à la naissance a augmenté de plus trente ans en France au cours du dernier siècle, c’est d’abord grâce à la baisse de la mortalité infantile. A la veille de la Première guerre mondiale, plus d’un nouveau-né sur dix mourrait avant d’atteindre son premier anniversaire (116 pour mille), contre environ 3,3 pour mille aujourd’hui. En un peu plus d’un siècle, la mortalité infantile a donc été divisée par 35, grâce aux extraordinaires avancées de la science et de la médecine en matière de lutte contre les maladies infectieuses.

Mais depuis une quarantaine d’années, la progression continue de l’espérance de vie dans notre pays a principalement été le résultat des progrès médicaux observés dans la lutte contre le cancer et les maladies cardiovasculaires, tant sur le plan préventif que curatif. Toute la question est de savoir si cette évolution va se poursuivre, et à quel rythme ? Depuis le début des années 2010, les progrès semblent moins rapides chez les femmes : leur espérance de vie a augmenté d’une demie année entre 2012 et 2017, moitié moins qu’entre 2002 et 2007.

Le dernier rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) sur l’espérance de vie en France constitue également une véritable mine d’informations et mérite toute notre attention sur plusieurs points cruciaux pour notre avenir. Celui-ci montre que l’espérance de vie en bonne santé (aussi appelée espérance de vie sans incapacité ou EVSI) reste stable, mais que l’espérance de vie augmente, et ce pour les deux sexes (Voir Ministère des Solidarités et de la Santé). L’étude précise qu’en 2016, l’espérance de vie en bonne santé à la naissance s’élève à 64,1 ans pour les femmes et 62,7 ans pour les hommes. Or, la précédente étude de 2012 indiquait qu’entre 2008 et 2010, cette espérance de vie « sans incapacité (EVSI) était passée de 64,6 ans à 63,5 ans pour les femmes, et de 62,7 ans à 61,9 ans, pour les hommes.

Le rapport de la DREES souligne aussi qu’au cours des dix dernières années, cet indicateur a progressé de 0,9 an pour les femmes et de 0,8 an pour les hommes, traduisant un recul de l’âge d’entrée en incapacité pour les personnes ayant atteint 65 ans. Cette évolution semble contradictoire avec la stagnation de l'espérance de vie sans incapacité mais, selon les chercheurs, elle s’explique par le fait qu’avant 55 ans, la part des années de vie en bonne santé diminue depuis 2006, ce qui traduirait notamment, selon cette étude, un allongement de l’espérance de vie pour les personnes touchées par des incapacités survenues plus tôt au cours de leur vie.

Cette étude relève également un autre fait marquant : l’espérance de vie globale, sur la période 2006-2016 a progressé presque deux fois plus vite pour les hommes (2,2 ans) que pour les femmes (1,2 an). Par ailleurs, la France se situe au-dessus de la moyenne européenne pour l’espérance de vie en bonne santé des femmes (64,4 ans contre 63,2 ans, soit le 5e rang européen), et dans la moyenne pour celle des hommes (62,6 ans contre 62,5 ans, soit le 10e rang).

Cette étude de la DREES est à mettre en lumière avec celle de l’Insee, publiée fin 2016, et portant sur le temps que les Français peuvent espérer vivre en bonne santé, une fois en retraite. Ce travail montre qu’à 50 ans, ces Français ont une espérance de vie, en retraite et sans incapacité, de 19 ans en moyenne : 17,2 ans pour les hommes et 21,2 ans pour les femmes. L’Insee souligne également que, pour la génération née en 1960, l’espérance de vie brute à 50 ans est de 32,6 ans pour les hommes. En moyenne, ils vivent 10,8 ans avant la retraite sans incapacité. Puis après avoir cessé de travailler, ils vivent encore 17,2 ans toujours sans incapacité. Ensuite, une fois l’incapacité déclarée, leur espérance de vie est de 3,9 ans en moyenne.

Pour les femmes, l’espérance de vie brute à 50 ans est de 38,6 ans. Elles vivent ensuite 11 ans en étant dans la vie active et en bonne santé. Puis 21 ans en retraite et sans incapacité. À partir du moment où elles déclarent une incapacité, leur espérance de vie est de 5,7 ans en moyenne. Autre constat bien connu mais toujours bon à rappeler : les Français ne sont pas égaux face à ces indicateurs. Les excellents travaux de Jean-Marie Robine ont par exemple montré qu’en 2003, un homme cadre de 35 ans pouvait espérer vivre encore 47 ans, dont 34 ans sans incapacité. Tandis qu’un ouvrier de 35 ans pouvait espérer vivre seulement 41 ans dont 24 ans sans incapacité.

Reste que rien ne permet d’affirmer pour le moment que la progression continue de l’espérance de vie globale à la naissance (distincte de l’espérance de vie sans incapacité qui semble connaître une stagnation) va s’arrêter ou même durablement ralentir. Les ruptures scientifiques et technologiques en cours dans les domaines de la génétique, des thérapies géniques et cellulaires, de la médecine régénératrice, de l’intelligence artificielle et de la santé numérique pourraient au contraire, combinées à la mise en place de politiques et de programmes de prévention personnalisée, permettre de repousser les limites annoncées, et toujours démenties par les faits, de la longévité humaine.

Il est intéressant de recouper ces informations démographiques avec les projections publiées par l’Insee en juin dernier, dans une étude intitulée « La cartographie de la France » (Voir Insee). Selon ces prévisions, la population française devrait atteindre les 74 millions de personnes en 2050, contre 65,8 millions en 2013. A cet horizon, l’espérance de vie à la naissance pourrait atteindre 90,3 ans pour les femmes et 86,8 ans pour les hommes.

Mais les deux principaux enseignements de cette étude est que la France ne comptera en 2050 que 16 millions de moins de vingt ans, contre vingt millions de personnes âgées de plus de 65 ans, soit plus d’un quart de sa population. A cet horizon, la population adulte en âge de travailler représentera moins de la moitié de la population totale et il n’y aura plus qu’un 1,4 actif, pour un retraité…

Si l’on recoupe l’ensemble de ces travaux et données récentes, on constate que, contrairement à certaines assertions et présentations simplistes et biaisées des faits, l’espérance de vie globale à la naissance continue bien sa progression dans notre pays. Quant à l’espérance de vie en bonne santé, ou sans incapacité (EVSI), il est vrai qu’elle a tendance à stagner depuis une dizaine d’années, sans que les chercheurs et démographes ne s’accordent sur les raisons réelles et profondes de ce phénomène et sur le fait de savoir s’il s’agit d’un ajustement conjoncturel ou d’une tendance plus lourde, auquel cas ce « découplage » de l’espérance de vie globale et de l’espérance de vie en bonne santé serait bien entendu beaucoup plus préoccupant pour notre société et notre avenir.

Ce qui semble en revanche assuré, c’est que la France, dans 30 ans, aura une structure démographique profondément différente de celle qui, prévaut actuellement, avec une proportion de seniors qui dépassera nettement celle des jeunes et une population active qui se réduira comme peau de chagrin…Dans un tel scenario démographique, nous devrons relever trois défis intriqués.

Le premier défi est médical : la science doit consacrer plus de moyens à la recherche des mécanismes fondamentaux complexes du vieillissement, qui restent encore mal connus et la médecine doit achever le plus rapidement possible sa mutation numérique, afin de pouvoir proposer à chacun d’entre nous un parcours préventif personnalisé, reposant sur la spécificité biologique et génétique de chaque individu et susceptible de permettre un nouveau bond en avant durable en matière de progression de l’espérance de vie en bonne santé.

Le deuxième défi est économique et politique : l’actuelle crise croissante qui secoue tout le secteur de l’accueil des personnes âgées (tant dans la public que dans le privé) nous montre de manière brutale que notre système et nos dispositifs de prise en charge et de financement du grand âge et de la dépendance sont en bout de course et qu’il faut les repenser en profondeur, si nous voulons être en mesure de proposer en 2050, au 12 millions de personnes de plus de 75 ans que comptera notre pays (le double d'aujourd’hui), un accueil et une vie décente, pour un coût qui soit supportable, à la fois par les familles et la collectivité nationale.

Le troisième et dernier défi est social et culturel : il nous faut admettre que, pour pouvoir vieillir dans les meilleures conditions et garder le plus longtemps possible une bonne condition physique, intellectuelle et psychologique, nous ne pouvons plus uniquement compter sur les avancées de la science et de la médecine, comme semble le montrer d’ailleurs cette stagnation de l’espérance de vie sans incapacité constatée dans notre pays depuis maintenant une bonne dizaine d’années.

Nous devons également provoquer une véritable « révolution culturelle » qui change notre vision des seniors et de leur rôle dans la société et repousse les limites de la perte d’autonomie en favorisant l’adoption, si possible dès le plus jeune âge, de comportements et modes de vie participant de manière puissante à la prévention des grandes pathologies associées au vieillissement, qu’il s’agisse du cancer, des maladies cardiovasculaires, du diabète et bien sûr des maladies neurodégénératives et du déclin cognitif.

Si nous parvenons à relever simultanément ces trois défis majeurs, difficiles mais nullement insurmontables, nous pourrons à la fois conserver notre prospérité économique globale, en favorisant le maintien des seniors au travail, assurer la pérennité de notre modèle de solidarité sociale, auquel  nous sommes à juste titre très attachés et permettre à nos anciens d’avoir le plus longtemps possible une vie active et riche de sens, pour eux-mêmes, comme pour la société toute entière.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

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