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Edito : L’énergie nucléaire a-t-elle encore un avenir ?
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Contrairement à ce que prévoyaient certain scenarios vertueux il y a encore une dizaine d’années, les principaux organismes de prospective s’accordent pour dire que la consommation mondiale d’énergie va, sous l’effet de la croissance démographique mondiale et du fort développement économique en Asie, croître fortement au cours des prochaines décennies : l’AIE prévoit une hausse de 37 % de cette demande mondiale d’énergie et l'EIA américaine estime même que cette hausse pourrait atteindre 48 % à cette échéance.
Selon les derniers chiffres disponibles, la part du nucléaire reste stable depuis plusieurs années et représente aujourd’hui environ 5 % de la production primaire mondiale d’énergie (13,5 gigatonnes-équivalent-pétrole en 2017) et un peu moins de 11 % de la production mondiale d’électricité. Cette dernière représente elle-même à présent 18 % de la production mondiale d’énergie, une part qui a doublé en 40 ans…
On voit donc que, même si le nucléaire est à présent derrière les énergies renouvelables au niveau mondial (celles-ci représentent au total 20 % de la capacité énergétique mondiale et un quart de la production mondiale d’électricité), son rôle est loin d’être marginal dans le mix énergétique mondial. Et il faut rappeler que, contrairement à ce qu’on peut entendre ici ou là, l’énergie nucléaire n’est pas en déclin au niveau planétaire : il y a aujourd’hui 448 réacteurs nucléaires en service dans le monde et 57 nouveaux réacteurs sont en construction dans 15 pays, sans compter les 158 réacteurs planifiés à plus long terme. Au total, la capacité nucléaire de production d’énergie devrait donc augmenter d’au moins 46 % d’ici 2040, ce qui veut dire que la part globale du nucléaire dans le mix énergétique mondiale, en dépit d’une forte hausse de la demande mondiale d’énergie, ne devrait pas diminuer au cours des vingt prochaines années… En Asie, par exemple, l’Inde compte 20 réacteurs nucléaires et en construit actuellement cinq nouveaux. La Chine, pour sa part, compte 38 réacteurs nucléaires mais en construit dix-neuf autres. Enfin le Japon, en dépit de la catastrophe de Fukushima, a dû se résoudre à relancer le nucléaire pour répondre aux besoins énergétiques du pays et la part de ce dernier dans la production électrique devrait passer de 20 à 22 % d’ici 2030.
Le réacteur pressurisé européen, EPR (European Pressurized Reactor, puis Evolutionary Power Reactor) représente la nouvelle génération de réacteur nucléaire actuellement en développement dans le monde. Il est à la fois plus puissant, plus sobre et plus sûr que les réacteurs de génération précédente. Chaque réacteur EPR peut produire, avec 17 % de combustibles nucléaires en moins, et en générant 20 % de déchets radioactifs en moins, une puissance électrique de l'ordre de 1 600 MW, supérieure de 22 % à celle des réacteurs de la génération précédente. Mais surtout l’EPR dispose pour la première fois d’un système de récupération du corium, qui permet, en cas de fonte du cœur, la collecte des matériaux fondus s’écoulant de la cuve après sa percée. Ce système permet également de maintenir le confinement des produits radioactifs en cas d’accident grave.
Bien que la mise au point de l’EPR se soit avérée nettement plus complexe, plus coûteuse et plus longue que prévue (10,5 milliards d’euros pour l’EPR de Flamanville et 7 ans de retard), le réacteur EPR chinois Taishan 1 a été mis en service il y a quelques semaines, devenant ainsi le premier EPR au monde à produire de l'électricité. Les autres réacteurs EPR en construction en France, en Finlande, en Grande-Bretagne et en Chine, devraient être mis en service progressivement, entre 2019 et 2025. Un accord de principe a par ailleurs été conclu entre Paris et New Dehli pour la mise en chantier fin 2018 de 6 réacteurs EPR en Inde.
Mais, outre les problèmes de sécurité, de stockage et de retraitement des déchets radioactifs, l’humanité trouvera-t-elle les ressources primaires nécessaires pour poursuivre à long terme l’utilisation de l’énergie nucléaire ? Peu abordée, cette question mérite pourtant d’être posée. On estime en effet que, sur l’ensemble de la planète, les ressources d’uranium prouvées s’élèvent à environ six millions de tonnes, de quoi assurer à peine un siècle de consommation au rythme actuel. Certes, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN) estiment dans leur rapport conjoint « Uranium 2014 » que le sous-sol pourrait receler jusqu’à 7,7 millions de tonnes supplémentaires (hors États-Unis), mais ces réserves supplémentaires ne sont pas prouvées et il n’est pas du tout certain qu’elles soient économiquement exploitables.
Face à cette situation, EDF réutilise, après retraitement, une fraction du combustible usé dans 20 des 58 réacteurs nucléaires actuellement en fonctionnement en France. Grâce à l’emploi de ce combustible, appelé MOX, EDF parvient ainsi à économiser 900 tonnes d’uranium naturel par an sur les 8 400 consommées, ce qui devrait permettre de gagner une quarantaine d’années de consommation de combustible pour notre parc nucléaire.
Mais pour pouvoir continuer d’utiliser l’énergie nucléaire à long terme, une rupture technologique majeure est nécessaire, comme le souligne le Forum international génération IV, qui regroupe 13 pays (Argentine, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, Russie, France, Japon, Afrique du Sud, Suisse, Royaume-Uni, États-Unis, Union européenne), qui s’est engagé sur la voie de réacteurs de quatrième génération à l’horizon 2040. Contrairement aux réacteurs actuels, qui consomment exclusivement de l’uranium 235, ces réacteurs de 4ème génération seront conçus de manière à utiliser de l’uranium 238 qui entre pour plus de 99 % dans la composition de l’uranium naturel et permet une régénération du plutonium. Ainsi, il suffira d’une tonne de combustible, au lieu de 200 aujourd’hui, pour produire un gigawatt (GW), ce qui éloignerait définitivement toute perspective de pénurie de ressources. Reste que ces futurs réacteurs, de type surgénérateurs, sont d’une extrême complexité de fonctionnement et présentent l’inconvénient majeur de nécessiter de grandes quantités de sodium, un liquide hautement inflammable au seul contact de l’eau.
C’est pourquoi la recherche s’oriente également vers un autre type de réacteur nucléaire, le réacteur nucléaire à sels fondus (RSF) (en anglais, molten salt reactor : MSR). Ce type de réacteur nucléaire utilise un combustible liquide, dissous dans du sel fondu (600 à 900°C) qui assure à la fois le rôle de modérateur, de caloporteur et de barrière de confinement. Contrairement à l’uranium, les réserves estimées de thorium sont suffisantes pour assurer la totalité des besoins énergétiques de l'humanité pendant plus de cinq siècles. Il est vrai qu’une tonne de thorium peut produire autant d’énergie que 200 tonnes d'uranium ou que 3,5 millions de tonnes de charbon. En outre, un réacteur au thorium brûle, 99,9 % de son carburant et les déchets les plus radioactifs qu’il génère ne restent dangereux que trois siècles au maximum (10 ans pour la majorité de ses déchets), ce qui n’a évidemment rien à voir avec le plutonium 239 de nos centrales actuelles qui reste dangereux pendant 24 000 ans… Enfin, ce réacteur à sel fondu est intrinsèquement bien plus sûr que les réacteurs actuels : aucune explosion interne de vapeur n’est possible, à cause de sa basse pression de fonctionnement et son cœur ne peut pas entrer en fusion, comme à Fukushima, car son combustible est déjà fondu.
Il faut enfin évoquer l’autre grande voie de recherche qui pourrait faire de l’énergie nucléaire un élément essentiel d’une production d’énergie totalement décarbonnée dans la seconde moitié de ce siècle : la fusion thermonucléaire contrôlée, qui consiste à reproduire de manière artificielle ce qui se passe naturellement au cœur de notre soleil, lorsque les atomes d’hydrogène fusionnent, sous l’effet d’une chaleur et d’une pression immenses, dégageant d’énormes quantité d’énergie. En Juin dernier, l’entreprise britannique Tokamak Energy a créé l’événement en annonçant avoir atteint une température du plasma de 15 millions de °C, dans son prototype de réacteur à fusion nucléaire ST40. Cette société vise la maitrise de la fusion à l’aide d’un tokamak, une chambre de confinement magnétique capable de piéger des plasmas extrêmement chauds. Dans cet essai, elle a réussi à confiner un plasma à très haute température à l’aide d’aimants supraconducteurs très puissants. Avec son ST40, Tokamak Energy vise à présent un nouvel objectif : atteindre rapidement les 100 millions de °C d’ici fin 2018.
Il faut souligner que le projet anglais mené par Tokamak energy entre en concurrence avec au moins deux autres projets d’envergure, et visant également à atteindre la maîtrise de la fusion thermonucléaire contrôlée, comme source d’énergie sûre, propre et quasiment inépuisable, le projet international ITER et le projet américain SPARK.
C’est en 2006 que l’accord d’ITER a été conclu pour la mise en place de ce projet novateur. Au total, 35 pays se sont engagés. Ils représentent à eux seuls près de 50 % de la population mondiale et ont décidé de s’allier pour partager les coûts de recherches, de développement et de démantèlement des installations une fois que le projet serait terminé. Au rang des participants, en premier lieu l’Union européenne (principal investisseur du projet à hauteur de 45 %), la Chine, l’Inde, les Etats-Unis, le Japon, la Russie et la Corée du Sud. Le projet ITER vise à atteindre une réaction de fusion thermonucléaire positive (c’est-à-dire qui produise plus d’énergie que celle nécessaire à son fonctionnement) d’ici 2040. En décembre 2016, le CEA a annoncé que le réacteur expérimental West avait produit, dans le cadre de ce projet ITER, son premier plasma, chauffé à près de 100 millions de degrés, à Cadarache, dans les Bouches-du-Rhône. Cette avancée majeure a été saluée par la communauté scientifique internationale.
Pendant qu’ITER poursuit sa progression, le CEA et le Japon travaillent ensemble sur un prototype connexe de réacteur industriel pour la production d'électricité. Baptisé Demo, ce programme a franchi une étape importante, avec la récente validation des dernières bobines supraconductrices de champ toroïdal construites par le CEA, et dédiées à la réalisation du tokamak japonais JT-60S. Dix d’entre elles, soit la moitié de leur nombre total, ont été fabriquées sous la responsabilité du CEA par GE Power à Belfort. Elles sont arrivées en février dernier à Naka, au Japon, et vont intégrer la structure du tokamak nippon. La mise en service de JT-60SA est prévue pour l’été 2020. Il deviendra, alors le plus grand tokamak au monde en fonctionnement, jusqu’au démarrage d’Iter.
Mais outre-Atlantique, les Américains développent également leur propre projet de recherche dans cette course technologique mondiale. Le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la société Commonwealth Fusion Systems (CFS) se sont en effet fixés comme but de développer un réacteur à fusion nucléaire fonctionnel dans les 15 années à venir, afin d’offrir une nouvelle source d’énergie potentiellement inépuisable, sans carbone et sans déchets. Baptisé SPARC, ce réacteur compact sera capable de fournir une puissance de 100 MW (200 MW à terme). Son rendement devrait être deux fois plus important que l’énergie utilisée pour chauffer le plasma.
Les températures extrêmement élevées générées dans ce processus de fusion, de l’ordre de plusieurs centaines de millions de degrés Celsius, nécessitent l’isolation de ces températures afin de protéger la structure du réacteur. Pour ce faire, les physiciens du MIT utilisent, comme dans le projet ITER, des tokamaks, c’est-à-dire des enceintes toriques générant des champs magnétiques pour confiner le plasma chaud produit lors de la réaction. Ces scientifiques espèrent également développer d’ici trois ans les aimants supraconducteurs les plus puissants du monde. Ceux-ci s’appuieront sur des matériaux supraconducteurs récents à base d’oxyde mixte de baryum de cuivre et d’yttrium (YBCO). Ils devraient générer des champs magnétiques 4 fois plus puissants que ceux actuellement générés dans les autres tokamaks, autorisant ainsi une production d’énergie 10 fois plus importante qu’un tokamak de même taille.
Outre sa prodigieuse efficacité énergétique, la fusion nucléaire, si elle parvient à être contrôlée, supprimera le problème de la rareté des ressources. Pour obtenir le deutérium et le tritium nécessaires au fonctionnement d’un réacteur à fusion, les seules matières premières nécessaires sont en effet l’eau et le lithium, dont les réserves revues à la hausse devraient assurer au moins 400 ans de consommation. Mais les deux immenses avantages du réacteur à fusion nucléaire sont qu’il ne peut pas s’emballer spontanément et qu’il ne produit pas, contrairement aux actuels réacteurs à fission nucléaire, de déchets radioactifs à très longue vie (plusieurs dizaines de milliers d’années) mais uniquement de l’hélium et du tritium qui perd l’essentiel de sa radioactivité au bout de 60 ans.
A la lumière de cette évolution et des avancées scientifiques que j’ai rappelées, on voit donc que l’énergie nucléaire peut avoir un avenir dans nos sociétés, mais à trois conditions : la première est d’organiser au plus vite la mutation technologique vers une énergie nucléaire de prochaine génération, réacteurs à sel fondu ou mieux encore, fusion contrôlée, intrinsèquement bien plus efficace, sûre et propre que les réacteurs actuels. La deuxième est d’instaurer une véritable transparence dans les informations et les projets concernant l’énergie nucléaire et d’associer étroitement tous nos concitoyens et le monde associatif aux décisions politiques prises dans ce domaine, en créant les véritables conditions d’un débat démocratique honnête et réel, qui intègre toute la complexité de cette question de l’avenir du nucléaire, notamment au regard de l’enjeu climatique. Enfin, la troisième condition est de sortir des postures idéologiques stériles, pour cesser de considérer de manière simpliste et erronée que le développement de ce nucléaire de nouvelle génération et l’essor considérable des énergies renouvelables auquel nous assistons sont incompatibles.
Rien n’est plus faux et je pense, pour ma part, que si l’on veut se donner les moyens de réduire massivement et rapidement nos émissions de gaz à effet de serre, ce qui est le seul moyen de parvenir à limiter les effet dévastateurs du réchauffement climatique en cours, les économies d’énergie ne suffiront malheureusement pas, compte tenu de l’essor démographique et économique de la planète. Nous aurons donc besoin de développer conjointement toutes les énergies qui n’émettent pas de CO2, l’ensemble des énergies renouvelables bien sûr (éolien solaire, biomasse, énergies des mers) mais également cette énergie nucléaire de nouvelle génération, infiniment plus sûre et plus respectueuse de l’environnement.
Espérons que, dans le cadre d’un débat démocratique approfondi et serein ou tous les enjeux seront expliqués clairement à nos concitoyens, nous aurons la sagesse de considérer que la priorité absolue doit être donnée à la question climatique et à la réduction de nos émissions de CO2. Or, ces deux défis de civilisation ne pourront être affrontés efficacement, sinon résolus, qu’en acceptant d’intégrer une part de nucléaire dans le paysage énergétique mondial qui émergera au cours de la seconde moitié de ce siècle.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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