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Edito : L'émergence d'une intelligence planétaire serait-elle une réalité scientifique ?

Au cours des années 70, en collaboration avec le biologiste Lynn Margulis, James Lovelock a conçu une hypothèse scientifique, présentée et formalisée en 1974 dans un célèbre essai, "La Terre est un être vivant : l'hypothèse Gaïa". Selon Lovelock, il faudrait admettre que les systèmes vivants de la Terre appartiennent à une même entité régulant l'environnement de manière à préserver les conditions favorables à la vie. Cette hypothèse Gaïa, nom grec de la déesse de la Terre, déjà évoquée par le poète antique Hésiode au VIIIème siècle avant JC, repose sur une approche que Lovelock appelle "géophysiologie". Selon ce scientifique, la biosphère serait une entité auto-régulatrice dotée de la capacité de préserver la santé de notre planète en contrôlant l'environnement chimique et physique. écrit Lovelock dans "La Terre est un être vivant : l'hypothèse Gaïa".

L'hypothèse Gaïa suppose que l'atmosphère de la Terre est préservée et régulée de manière active, grâce à l'action de l’ensemble du vivant évoluant à sa surface, c'est à dire par la biosphère. La biosphère doit donc être envisagée ainsi comme un vaste organisme unique qui maintient un équilibre dynamique par la somme des interactions entre espèces vivantes (animales et végétales), mers, océans et sols… « L'ensemble des êtres vivant sur Terre – des baleines aux virus, des chênes aux algues – peut être considéré comme formant une entité vivante unique, capable de manipuler l'atmosphère de la Terre de manière à satisfaire ses besoins généraux et dotée de facultés et de pouvoirs supérieurs à ceux de ses parties constituantes », écrit Lovelock.

Dans l’esprit de Lovelock, ce concept Gaïa s’inscrit dans une démarche heuristique globale et nous oblige à la fois à repenser les fondements de notre rapport à la nature et à imaginer de nouvelles solutions, de nouveaux modes d’existence, dirait l’anthropologue Bruno Latour, susceptibles de préserver l’habitabilité de la Terre pour notre espèce et l’ensemble du vivant. La pensée de Lovelock n’a cessé de voir son influence intellectuelle et scientifique croître depuis un demi-siècle et suscite toujours des débats passionnés au sein de la communauté scientifique, qui ne sont pas sans rappeler ceux provoqués, en leur temps, par la théorie de la sélection naturelle de Darwin (1856), le concept d’écologie du biologiste allemand Ersnt Haeckel (1866), les lois de l’hérédité de Gregor Mendel (1866), la théorie microbienne de Pasteur (1864), ou le fameux débat qui opposa en 1975 Jean Piaget et Noam Chomsky sur les capacités linguistiques universelles du cerveau.

L’œuvre et la pensée de James Lovelock, il est important de le rappeler, ont profondément influencé l’écologie politique et des penseurs aussi différents que Joël de Rosnay, Michel Serres, Edgar Morin ou Bruno Latour. Lovelock a notamment développé et enrichi le concept d'homéostasie, proposé en 1936 par le physiologiste américain Walter Cannon, qui définit la propension remarquable de tous les êtres vivants à se maintenir dans un état d’équilibre dynamique, en s’adaptant constamment à leur environnement par l’action d’une multitude de cascades et de boucles de rétroaction (négative et positive), dont la cybernétique, inventée dans les années 40 par Wiener et Shannon, a dévoilé les lois et mécanismes qui s’inscrivent dans des chaînes de causalité circulaire.

« Le processus actif et complexe d'homéostasie, que ce soit dans le cas d'une cellule, d'un animal ou de l'ensemble de la biosphère, se déroule en majeure partie de manière automatique, pourtant il convient d'admettre qu'une forme quelconque d'intelligence est nécessaire même au sein d'un processus automatique pour interpréter de manière correcte l'information recueillie au sujet de l'environnement. Trouver la réponse à une question aussi triviale que "Y a t-il suffisamment d'air pour respirer ?" nécessite une forme l'intelligence et si Gaia existe, elle doit être dotée, toute chose égale par ailleurs, d’une certaine intelligence globale », précise Lovelock.

Les travaux de Lovelock ont également joué un rôle important dans l’élaboration de la théorie de l’Anthropocène, proposée en 1995 par le Nobel de chimie Paul Crutzen et le biologiste Eugen Stoermer. Selon cette théorie, depuis le début de la révolution industrielle, à la fin du XVIIIème siècle, l’influence des activités humaines serait devenue prépondérante sur l’ensemble des dimensions physiques et biologiques de notre planète. Nous aurions alors basculé très rapidement (à l’échelle de la Terre) de l’Holocène, qui avait commencé il y a 11 700 ans, à cette nouvelle ère, l’anthropocène, qui se caractérise par une période de désordres accrus, d’écarts croissants par rapport à l’équilibre, et de fluctuations chaotiques de plus en plus violentes, révélant la recherche par notre planète d’un nouvel équilibre physique, énergétique et biologique global.

C’est dans ce contexte de réflexion scientifique et philosophique qu’a été publié en février dernier un long et passionnant article qui a eu un fort retentissement dans le monde anglo-saxon, mais qui n’a pas assez été repris et commenté dans notre pays. Intitulé : "L’intelligence serait-elle un processus de niveau planétaire ?", cet article a été cosigné par trois éminents scientifiques Américains (un astrophysicien et deux astrobiologistes), Adam Franck, David Grinspoon et Sara Marcheur (Voir Article intégral).

Ces chercheurs soulignent que nous avons encore trop tendance à considérer l'intelligence comme une propriété presque exclusivement détenue par des individus, alors qu’il est pourtant bien établi à présent qu’elle peut également émerger comme propriété d’entités collectives, ainsi que l’ont montré les travaux de Wolpert et Kagan. Dans la nature, nous trouvons en effet de nombreux exemples de prise de décision collective, et de stratégies non réductibles à un conditionnement génétique, notamment chez certaines espèces d’insectes à haut niveau d’organisation sociale, comme les fourmis et les abeilles. L’article souligne que certains biologistes n’hésitent plus à parler de "forme d’intelligence" à propos des bactéries, des virus et même de cellules individuelles, comme les cellules cancéreuses, capables de stratégies particulièrement sophistiquées pour échapper au système immunitaire ou devenir résistantes aux traitements les plus violents… Des chercheurs du CNRS ont même montré en 2016 qu’un fascinant organisme monocellulaire, le « Blob », bien que dépourvu de système nerveux, était tout à fait capable d’apprendre de ses erreurs et de trouver la meilleure façon de franchir un obstacle imprévu (Voir CNRS).

Selon ces trois chercheurs, nous n’avons pas encore appris à bien discerner et évaluer les formes d’intelligence diffuses et réticulaires qui se manifestent sur diverses échelles spatiales et temporelles très éloignées de celles liées à notre condition humaine. Nous admettons certes l’existence de certaines formes d’intelligence animales ou collectives, mais nous restons bien démunis face à des intelligences végétales d’une radicale altérité, comme celles dont savent faire preuve les arbres, capables de communiquer entre eux de manière subtile, à plusieurs échelles temporelles, pour s’entraider et mieux faire face aux nuisibles ou à un changement climatique potentiellement dangereux pour leur survie…

Ces chercheurs soulignent que la survie à long terme de notre civilisation nécessitera un mode fondamentalement différent d’organisation et de comportement à l'échelle planétaire et une compréhension du rôle crucial des échelles de temps dans l’intensité des boucles de rétroaction entre l’homme et la planète, afin de prendre les décisions qui permettront la survie de notre espèce. Dans cette perspective, il faut intégrer et enrichir le concept moderne de biosphère, qui trouve notamment son origine dans les travaux de Vernadsky, le fondateur de la biogéochimie. Ce grand scientifique a compris que l'activité globale de la vie sur Terre doit être considérée comme faisant partie d'un système – la biosphère – articulée, par les lois de la thermodynamique, aux autres systèmes planétaires, atmosphère, hydrosphère, cryosphère et lithosphère.

Sous l’effet du rayonnement solaire, explique Vernadsky, la matière de la biosphère capte et redistribue l'énergie et la convertit en énergie finale dont notre espèce a appris à se servir avec une redoutable efficacité, pour modifier la planète à son profit et améliorer à la fois sa durée et son niveau de vie, devenant ainsi "comme maître et possesseur de la Nature", pour reprendre la célèbre phrase de Descartes. Pour Vernadsky, il faut voir la biosphère comme un phénomène émergent qui apparaît et évolue grâce à la diversité des espèces individuelles. En effet, l'évolution de ces espèces ne peut être comprise que dans le contexte de la biosphère au sens large. Mais cette émergence, selon lui, implique toujours un certain degré d'activité cognitive, qui se manifeste dans le foisonnement des sociétés et des cultures humaines.

Après avoir développé le concept de la biosphère, Vernadsky a prolongé sa réflexion en explorant le concept de Noosphère (noos est le mot grec pour esprit), mais sans reprendre la dimension mystique que lui donnait Teilhard de Chardin. Pour Vernadsky, une telle activité avait toujours été présente dans la biosphère, des microbes aux mammifères. Mais il considère que cette activité cognitive collective, à l’œuvre depuis les origines dans le vivant, a franchi un immense saut, à la fois quantitatif et qualitatif, avec l’apparition de la science moderne, puis des sociétés industrielles, il y a deux siècles.

L'hypothèse Gaïa, telle que l’a développée Lovelock, reprend, prolonge et élargit la réflexion de Vernadsky, en postulant que la vie sur Terre a toujours été capable, depuis son apparition très précoce (sans doute il y a quatre milliards d’années, selon les dernières recherches), de maintenir des conditions physico-chimiques globales, nécessaires à sa survie. Si la théorie de Gaïa reste si discutée et controversée, bien que son influence se soit considérablement étendue au fil du temps, c’est parce que certains y voient l'introduction d'un principe finaliste gênant, censé guider le sens de l'évolution vers un but prédéfini, tandis que d'autres pointent le fait que cette hypothèse est difficilement compatible avec le mécanisme de sélection naturelle, clé de la théorie de l’évolution. Mais ces objections ont été largement dissipées par Lovelock lui-même, qui se défend de tout finalisme caché et invoque la capacité largement sous-estimée d’auto-organisation vers toujours plus de complexité de notre planète, ce processus culminant avec l’apparition de la conscience réflexive propre à l’espèce humaine. Par ailleurs, des travaux récents ont montré l’existence de mécanismes évolutifs qui peuvent sélectionner les rétroactions négatives à l'échelle mondiale, ce qui conforte l’hypothèse Gaia.

Ces trois scientifiques rappellent également que l’on peut trouver dans le génial essai du grand physicien autrichien Erwin Schrodinger (l’un des pères de la physique quantique), intitulé, "Qu’est-ce que la vie ?" (1944), les fondements conceptuels qui conduiront à l’enrichissement de la biologie par l’apport de la cybernétique et de la théorie de l’information, puis au long travail théorique de Lovelock, jusqu’à son hypothèse Gaia. Dans son essai très dense et plein de propositions audacieuses pour l’époque, Schrödinger souligne que de nombreuses lois physiques applicables à une échelle donnée résultent d'un chaos à une échelle plus réduite. Ce principe deviendra célèbre en cybernétique sous le nom "d'ordre issu du désordre". Selon Schrödinger, les êtres vivants possèdent cette extraordinaire et irréductible propriété leur permettant de résister temporairement (le temps de leur existence) au principe d’entropie (qui veut que tout système organisé tende irrémédiablement vers le désordre) et même d’utiliser à leur profit cette entropie pour se complexifier et accroître leur capacité d’action sur leur milieu.

En s’appuyant sur les travaux de Schrödinger et de Lovelock, ces scientifiques postulent que cette intelligence planétaire est une propriété collective émergente des sous-systèmes composant la biosphère, qui induit à son tour de nouveaux comportements sur les individus. Il y aurait donc, selon cette hypothèse, l'émergence successive, à différentes échelles d’espace et de temps, d’un processus cognitif et réflexif en cascade, non réductible à la somme de ses composants, et conduisant à une organisation toujours plus complexe et riche en informations, de la matière à la vie, et de la cellule à la planète entière. 

L’article conclut en soulignant que l’une des leçons de l'Anthropocène réside dans la nécessité vitale pour nos sociétés humaines de développer des boucles de rétroaction régulatrices globales à travers l'ensemble des systèmes planétaires en interaction. Face au défi de civilisation immense que représente le changement climatique, les auteurs appellent à une prise de conscience collective de l’existence et du rôle de l’intelligence planétaire, qui n’est pas extérieure à nous, mais consubstantielle à notre action.

Si la transition de notre espèce vers cette intelligence planétaire suppose la mise en œuvre de moyens scientifiques et techniques adaptés, elle relève, en dernière analyse, d’un impératif moral absolu qui s’inscrit dans le cadre de la longue évolution du vivant, dont elle constitue une nouvelle étape pouvant se définir comme l’apparition d’une conscience collective commune à toute l’Humanité, et inscrivant notre destin et notre avenir dans la reconnaissance et la construction lucides d’une expansion cognitive qui relie matière, vie, pensée Terre et Cosmos…

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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