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Edito : Il faudrait refondre l’Internet sur de nouvelles bases

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EDITORIAL

C’est peu de dire que, depuis l’ouverture du premier site Web en décembre 1989, l’Internet, avec ses deux protocoles de base, le HTTP (pour localiser et lier les documents) et le HTML (pour créer les pages) a provoqué l’une des plus grandes révolutions économique, sociale et technologique de tous les temps, au moins équivalente, par son ampleur, aux grandes ruptures techniques qui, dans le domaine de l’information, du savoir et de la communication, ont bouleversé notre histoire depuis la naissance des premiers civilisations : l’écriture (Vers 3500 ans avant JC), l’imprimerie (inventée dans sa version xilographique dès le VIIème siècle en Chine, puis dans sa version métallique au début du XVème siècle en Europe), le téléphone (co-inventé par les américains Antonio Meuci, Elisha Gray et Graham Bell, en 1876), la radio (inventé en 1894 par Marconi, à partir des travaux d’Hertz, Popov, Branly et Lodge), la télévision (co-inventée en 1923 par le russe Zvorykin et l’écossais John Logie Baird) et l’ordinateur (co-inventé par l’allemand Conrad Zuss, en 1941 et les américains Mauchly et Eckert en 1945), le microprocesseur (inventé en 1971 par Marcian Hoff) et l’intelligence artificielle (conceptualisé en 1950 par Turing dans son célèbre article “Computing Machinery and Intelligence”).

Aujourd’hui, 30 ans seulement après sa naissance, le nombre d’utilisateurs de l’Internet a atteint 4,5 milliards (58 % de la population mondiale) et dépassera les cinq milliards en 2020. Quant au nombre d’abonnés au haut débit fixe, il a franchi, il y a quelques semaines, la barre du milliard. Mais la grande révolution en cours dans l’accès au Net est l’internet mobile, qui permet de se connecter à partir de son téléphone portable ou de sa tablette. Depuis la fin 2016, l’Internet mobile représente plus de trafic que l’Internet fixe au niveau mondial et une récente étude publiée de la GSMA rapporte en effet que le monde comptera, en 2025, 5,8 milliards d’abonnés mobiles, soit 71 % de la population mondiale, et avant la fin de la prochaine décennie, on estime que huit terriens sur dix pourront accéder au Net, via un mobile ou terminal portable…

Rançon de cette fulgurante progression, depuis le 25 novembre dernier, les adresses IPv4 sont épuisées en Europe et seules des entreprises n’ayant jamais obtenu d’adresse IPv4 auparavant peuvent encore s’inscrire dans une liste d’attente. Face à cette pénurie d’adresses, le nouveau protocole, l’IPv6, va accélérer sa montée en puissance. Il offre une quasi-infinité d’adresses (667 millions d’IPv6 pour chaque millimètre carré de surface terrestre) et son taux d’utilisation mondial a déjà dépassé les 25 % (36 % en France). L’IPV6 va non seulement permettre de mettre fin à la pénurie d’adresses personnelles mais va également booster l’Internet des objets, qui compte déjà 26 milliards d’objets connectés dans le monde (contre 5 en 2015) et devrait atteindre les 125 milliards d’objets connectés en 2030.

C’est dans ce contexte que Tim Berners-Lee, inventeur du World Wide Web au sein du CERN en 1989, vient de lancer une initiative mondiale remarquable, destinée à refonder le Net et à le remettre au service du plus grand nombre, en essayant de mieux prévenir et combattre ce fléau que sont devenues les utilisations criminelles et immorales du Web. Baptisée #ForTheWeb, cette initiative est soutenue par plusieurs états – dont la France et l’Allemagne – et a également rallié plus de 80 organisations, des firmes comme Google, Facebook, Reddit et des groupes comme le W3C, l'Electronic Frontier Foundation, Public Knowledge et Ranking Digital Rights (Voir Contract for The Web).

Le père du World Wide Web part d’un constat difficilement contestable, « le pouvoir du bien est de plus en plus détourné, que ce soit par des escrocs, des personnes propageant la haine ou des intérêts personnels menaçant la démocratie et il est temps de se mobiliser et de lutter ensemble pour le Web que nous voulons ». Tim Berners Lee a notamment été scandalisé par l’affaire Cambridge Analytica, qui a tristement a montré à quel point il est difficile d’empêcher des organisations de gagner de l’argent avec les données qu’elles peuvent collecter.

Tim Berners Lee se réjouit de la façon dont l’Internet à contribué pour améliorer dans de multiples domaines la vie quotidienne. Mais il considère que le Web est également devenu une source intolérable de nouvelles menaces, notamment en matière de propagation de discours violents et haineux, de fausses informations, de manipulation politique et électorale, de harcèlement en ligne, et d’atteintes à la vie privée. La Web Foundation souligne qu'aux États-Unis, un jeune de 12 à 17 ans sur trois a été victime d'intimidation en ligne, qu'une fakenews atteint 1 500 personnes six fois plus vite, en moyenne, qu'une histoire vraie, et que les escroqueries en ligne coûtent aux utilisateurs dans 20 pays environ 172 milliards $ en 2017.

A l’issue d’un an de travail, et après avoir consulté de nombreux acteurs, Berners-Lee a dévoilé une première mouture de son « Contrat pour le Web », dont les neuf principes se déclinent en 76 articles qui constituent une véritable charte de gouvernance de l’Internet et de bonne conduite sur le Web.

Le contrat stipule, par exemple, que les gouvernements doivent veiller à ce que tout le monde puisse se connecter à Internet et à ce que tout le monde y ait accès en permanence, tandis que les entreprises de technologie sont invitées à rendre Internet abordable et accessible à tous, et à respecter la vie privée et les données personnelles des consommateurs. Autre point central, ce projet demande aux entreprises de technologie de proposer un panneau de contrôle central qui permettra aux consommateurs de voir quelles données les concernent.

Le créateur du World Wide Web propose donc un contrat en neuf points à destination des gouvernements, des entreprises et des citoyens. Son objectif : garantir la sécurité, la responsabilisation et l’authenticité de notre monde en ligne.

Trois principes sont dévolus aux gouvernements : assurer une connexion Internet pour tous, maintenir ce droit à la connexion en toute circonstance et respecter les droits fondamentaux de respect et de confidentialité des données.

Pour les entreprises, les trois principes à défendre doivent être de rendre Internet « abordable et accessible » pour tous, de respecter les données privées personnelles et la vie privée ainsi que développer des technologies qui « supportent le meilleur de l’humanité et défient le pire ».

Enfin, les citoyens sont invités à devenir d’actifs collaborateurs du Web, à participer à des communautés défendant les droits civiques et respectant la dignité humaine et enfin à devenir des lanceurs d’alertes, se mobilisant en faveur d’une utilisation vertueuse du Net. « Nous aurons réussi lorsqu’une masse critique de gouvernements et d’entreprises aura mis en place les lois, réglementations et politiques appropriées pour créer un réseau ouvert et responsabilisant pour tous », souligne Tim Berners-Lee.

Consciente de l’importance de ces enjeux sur l’avenir du Web et ses finalités, l’Europe tente également de trouver une voie originale et équilibrée, pour définir un nouveau cadre qui puisse mieux concilier protection des internautes et liberté d'expression sur Internet et n'entrave pas l'innovation technologique.

Le régime européen de responsabilité des plates-formes en ligne est historiquement organisé par la directive sur le commerce électronique adoptée en 2000. Elle distingue les éditeurs et les hébergeurs pour leur attribuer des obligations différentes. Les éditeurs ont une responsabilité calquée sur la loi de 1881 (liberté de la presse). Ils sont responsables de tous les contenus figurant sur leur site internet. Logiquement, ils peuvent donc être déclarés responsables non seulement pour ce qu’ils écrivent eux-mêmes, mais également, dans certains cas, pour les commentaires des participants.

A contrario, la responsabilité d'un hébergeur ne peut être engagée que dans deux cas de figures : lorsque celui-ci ne retire pas promptement un contenu manifestement illicite qui lui a été signalé par un tiers et lorsqu'il ne retire pas un contenu dont le retrait a été exigé par un juge. Par ailleurs, il n'est pas tenu de mettre en place un mécanisme général de surveillance des contenus, même si la plupart ont fait le choix de mettre en place un système de filtrage.

Dans le cadre européen et national actuel, les plates-formes en ligne sont considérées comme des hébergeurs de contenu et non comme des éditeurs. La loi française les oblige à mettre en place des dispositifs permettant aux internautes de signaler certains contenus illicites et, d'autre part, d'informer promptement les autorités publiques de toutes activités illicites qui leur seraient signalées. Ces obligations s’appliquent notamment dans les cas d'apologie des crimes contre l'humanité, d'incitation à la haine raciale, de pornographie enfantine, d'atteintes à la dignité humaine et d'incitation à la violence.

Toutefois, ces règles apparaissent de moins en moins adaptées, face à l’extraordinaire  montée en puissance des réseaux sociaux, dont les quatre premiers – Facebook, Youtube, WhatsApp et Instagram n’existaient pas il y seulement quinze ans, et rassemblent aujourd’hui plus de 3,5 milliards d’utilisateurs dans le monde. Ces réseaux sociaux captent à présent l’essentiel de l’immense trafic du Net (qui selon Cisco a été multiplié par quatre en 7 ans, passant de 43 à 170 exabytes par mois entre 2012 et 2019), notamment video, et les mécanismes d’autorégulation des grandes plates-formes sont totalement débordés par l’avalanche de contenus et messages haineux, mensongers ou diffamatoires. La preuve en est de la tuerie de Christchurch (Nouvelle-Zélande) qui a été diffusée en direct sur Facebook en mars 2019.

Pour faire face à l’explosion des dérives et des discours haineux et extrémistes en ligne, la Commission européenne a mis en place, en 2016, le "code de bonne conduite contre la haine en ligne". Il a été signé par les principales entreprises, notamment Facebook, Instagram et YouTube. Ces géants du web se sont engagés à signaler les contenus haineux en ligne en moins de 24 heures. Résultat : 89 % des 4 392 publications problématiques ont été signalées dans les délais, contre seulement 40 % lors du lancement du dispositif, ce qui montre bien qu’il est tout à fait possible de réguler le Net, pourvu qu’une volonté politique forte et claire s’exprime…

Par ailleurs, la Commission européenne a affiché sa volonté, en avril dernier, de transformer et d’intégrer la directive de 2000 sur le e-commerce dans un ambitieux « Digital Services Act », ou Loi sur les Services Numériques qui sera présentée en 2020. Cette nouvelle législation a pour ambition d'imposer des obligations beaucoup plus strictes de "notification et suppression" aux plates-formes, sous peine d'amende.

En France, l'Assemblée nationale a adopté à une large majorité, en juillet dernier, une proposition de loi sur les contenus haineux sur Internet, portée par la députée Laetitia Avia. Ce texte prévoit une liste de contenus qui devront être retirés sous 24 heures par les réseaux sociaux, les plates-formes collaboratives et les moteurs de recherche. Ces acteurs risqueront jusqu’à 1,25 million d’euros d’amende. En cas de violation des obligations de transparence, le CSA pourra lui infliger une sanction jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial.

Ce texte prévoit également une série de nouvelles contraintes pour les plates-formes : transparence sur les moyens mis en œuvre et les résultats obtenus, coopération renforcée notamment avec la justice, protection des mineurs. Cette loi, qui va être examinée par le Sénat la semaine prochaine, prévoit également des recours contre les abus. Il est notamment prévu que les internautes dont le contenu aura été supprimé ou déréférencé puissent contester la mesure dont ils sont l’objet. À contrario, en cas de non retrait de propos signalés, la personne à l'origine du signalement pourra elle aussi contester la décision des modérateurs.

Reste que cette loi rencontre de fortes résistances au niveau européen, que ce soit de la part des FAI ou de la nouvelle Commission, qui - sans être opposée sur le fonds à cette proposition de loi française - souhaiterait intégrer ces nouvelles dispositions dans le cadre plus vaste de son grand « Digital Services Act » en cours d’élaboration. Ce qui est certain, c’est que la redoutable commissaire européenne à la Concurrence et au Numérique, Margrethe Vestager, qui vient d’être reconduite pour 5 ans dans ses fonctions, a déjà annoncé que l’Europe comptait bien imposer aux GAFA de nouvelles règles beaucoup plus strictes pour réguler le Net et sanctionner la concurrence déloyale et les abus de position dominante dans l’économie numérique.

L’Europe, comme la France, reste également attachée au principe fondamental de neutralité du Net à travers la déclaration commune du 14 juin 2018 (voir BEREC) et la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016, qui confirment le principe d’un Internet ouvert et libre, et garantissent que le réseau ne peut opérer aucune discrimination en fonction des émetteurs des contenus qui y sont diffusés, de leurs récepteurs et de la nature des contenus elle-même.

Mais cette conception d’un Internet ouvert et universel reste fragile et est loin de faire l’unanimité dans le monde. Ce principe a notamment été remis en cause fin 2017 par la Commission fédérale des communications (FCC), régulateur américain du secteur, pour satisfaire les intérêts des principaux fournisseurs d’accès américains, qui souhaitent pouvoir choisir et tarifer comme bon leur semble les contenus qu’ils véhiculent.

Si nous voulons éviter que se creuse dans notre pays une dangereuse fracture territoriale, sociale, et cognitive, nous devons étudier avec grand intérêt les propositions et recommandations de ce « Contrat pour le Web » que nous propose, avec beaucoup de pertinence, de sagesse, Tim Berners Lee et nous en inspirer pour reconstruire ensemble un Internet neutre, universel, régulé et collaboratif, qui soit d’abord au service des citoyens et de l’intérêt commun et s’inscrive dans le projet de civilisation humaniste et démocratique que portent la France et l’Europe.

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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