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Edito : En 2040, chacun aura son jumeau numérique virtuel et ses médicaments totalement personnalisés

Une extraordinaire mutation scientifique et médicale est en route. Elle va permettre, bien plus vite qu’on ne le pense, de proposer aux patients des médicaments entièrement conçus sur mesure et fabriqués la demande. Parallèlement, chacun d’entre nous disposera dans quelques années, dès sa naissance, d’un véritable "jumeau numérique" qui permettra de tester virtuellement les innombrables combinaisons thérapeutiques qui seront utilisées pour prendre en charge de la façon la plus efficace possible les différentes pathologies.

Le premier médicament commercialisé imprimé en 3D a été approuvé aux Etats-Unis par la FDA en 2015. Sa substance active est le lévétiracétam. Le choix de l’impression 3D pour ce médicament a permis d’obtenir un comprimé qui se dissout plus facilement et convient mieux aux patients souffrant de troubles de la déglutition. Partout dans le monde, des équipes de recherche travaillent sur la conception et la production personnalisées de médicaments et les progrès dans ce domaine sont impressionnants. Des pharmacologues et des bioingénieurs de l’University of East Anglia (UEA, Norwich) développent par exemple une technologie permettant d'imprimer des pilules en 3D (Voir Science Direct). Cette nouvelle technique de fabrication par impression 3D de médicaments, sous forme de structures poreuses, permet de contrôler la vitesse de libération de l’agent actif, une fois le médicament absorbé par voie orale.

L’objectif des chercheurs est d’optimiser les différents paramètres qui contribuent à l’efficacité d’un médicament, porosité, dose, durée de libération. Cette approche permet également de simplifier sensiblement la posologie, en intégrant plusieurs médicaments dans une poly-pilule unique, pour les patients qui sont obligés de prendre plusieurs molécules différentes. Cette nouvelle approche thérapeutique et pharmacologique est bien mieux adaptée aux patients âgés, de plus en plus nombreux, qui prennent souvent de nombreux médicaments chaque jour, ainsi qu’aux patients souffrant de maladies graves, comme le cancer, ou les maladies neurodégénératives.

Une autre équipe britannique, dirigée par Lee Cronin (Cronin Lab de l’Université de Glasgow), a mis au point une plate-forme de laboratoire robotique qui produit molécules et médicaments. Fin 2018, ces chercheurs avaient publié une étude remarquée sur le "chemputer", une plate-forme de laboratoire robotique capable de synthétiser des composés organiques à partir de méthodes standardisées et d’un outil logiciel de description chimique, nommé XDL (Voir Science). En octobre 2020, ces chercheurs ont franchi une étape supplémentaire vers l’ingénierie chimique numérique, grâce à un nouveau logiciel qui sait traduire les articles universitaires en programmes exécutables directement par le "chemputer". Le système traduit les instructions en XDL ; celles-ci sont alors transmises au chemputer qui exécute les actions mécaniques correspondantes (Voir Science).

L’équipe de Lee Cronin voit cette plate-forme comme le «Spotify de la chimie» et l’a mise à disposition de la communauté scientifique qui peut y puiser des formules chimiques utilisables dans ses propres robots chimistes. Ce système ouvert, coopératif et cumulatif, vise, entre autre, à permettre aux pays en développement de produire plus facilement, et à moindre coût, des médicaments, en développant leurs propres robots grâce aux instructions mises à disposition gratuitement sur internet. Mais ce chemputer fait également merveille en recherche fondamentale. En juin dernier, des chercheurs l’ont utilisé sans instructions précises pour produire une molécule particulière. Le robot a alors combiné des molécules simples, puis il a observé le résultat et a décidé, dans certains cas, d’ajouter d’autres molécules, ce qui a abouti, au bout d’un mois, à la découverte de molécules complexes à partir de précurseurs simples.

Il y a quelques semaines, Le Centre anticancéreux Gustave Roussy a également annoncé, par la voix de son nouveau directeur général, Fabrice Barlési, une nouvelle stratégie ambitieuse visant à accélérer la généralisation des traitements sur mesure, entièrement personnalisée pour chaque patient, à l’horizon 2030. « Face aux immenses défis que pose le cancer à notre société et la nécessité d’aider les adultes et les enfants vivant avec cette maladie, nous allons transformer profondément notre approche scientifique, médicale et technologique, au bénéficie des patients mais aussi de toute la société », a précisé le Professeur Barlesi. Cet oncologue thoracique, bouillonnant d’idées, a également présenté un autre projet pour le moins stupéfiant porté par les équipes de Gustave Roussy : la création d’avatars de patients, destinés à tester de manière virtuelle les traitements anti-cancers afin de vérifier leur niveau d’efficacité sur le malade. L’objectif ambitieux du Centre Gustave Roussy est de proposer d’ici 2030, à tous les patients en échec thérapeutique, un traitement personnalisé, testé et ajusté sur des organoïdes, reproduisant fidèlement toutes les spécificités génétiques et moléculaires de leur tumeur.

Ce Centre anticancéreux réputé va également produire des médicaments sur-mesure, en ayant recours à l’impression 3D. Un projet, mené en collaboration avec la société FabRX, vise par exemple, dans le domaine du cancer du sein localisé, à produire un seul comprimé associant la molécule anti-cancéreuse et le traitement destiné à lutter contre les effets secondaires. Il s’agit, selon les chercheurs, de faciliter le suivi du traitement par les patientes, un objectif-clé, quand on sait, grâce à l’analyse de la cohorte CANTO, que jusqu’à 50 % des patientes ont une observance irrégulière en hormonothérapie, ce qui augmente leur risque de décès. Ces comprimés composites seront imprimés à l'aide de l'imprimante 3D pharmaceutique de FabRx, M3DIMAKER, et seront ensuite testés dans une étude clinique rassemblant 200 patientes, qui permettra d’évaluer l’efficacité et l'adhésion au traitement par rapport à la prise en charge actuelle. Comme le soulignent Maxime Annereau, pharmacien responsable de ce projet à Gustave Roussy et la Docteure Barbara Pistilli, oncologue, « de nombreuses femmes atteintes d'un cancer du sein localisé sont traitées par hormonothérapie pendant cinq ans. Elles doivent souvent prendre d'autres traitements pour gérer les effets secondaires. C’est pourquoi la possibilité de pouvoir prendre tous ces traitements dans un seul comprimé imprimé en 3D avec un dosage personnalisé devrait améliorer l'adhésion au traitement, en proposant à nos patientes un médicament sur-mesure ».

Il y a quelques jours, une étude internationale intitulée "Produire rapidement de nouveaux médicaments grâce à l’impression 3D" (Voir Science Direct) est venue confirmer l’immense potentiel des nouvelles techniques d’impression 3D en matière de production de médicaments. Ces recherches, dirigées par le Professeur Abdul Basit, du Collège universitaire de Londres, ont montré qu’il était possible d’imprimer en moins de 20 secondes un médicament, en ayant notamment recours à la technique de photopolymérisation en cuve qui ne requiert pas de chaleur élevée et repose sur la dissolution du médicament dans une solution chimique photoréactive. Il suffit ensuite d’exposer à la lumière cette substance pour la solidifier et obtenir, in fine, une tablette de médicaments. Toute la subtilité de ce procédé repose sur un contrôle en temps réel extrêmement fin de la variation rapide des angles d’exposition à la lumière, afin de parvenir à une parfaite homogénéisation de la solidification du médicament final.

En France, Dassault Systèmes et l’Inria ont annoncé, il y a quelques semaines, une alliance stratégique dans le domaine des jumeaux numériques appliqués au secteur de la santé. A l’occasion du CES 2022, qui s’est tenu début janvier à Las Vegas, Dassault Systèmes a présenté ses dernières avancées dans ce domaine, et elles sont impressionnantes. Sa plate-forme 3DExperience permet en effet de recréer une expérience globale de jumeau virtuel sur le corps humain et de disposer d’un espace virtuel d’expérimentation pour intégrer la modélisation, la simulation, les données et la collaboration des différents acteurs. Au cours de sa présentation, Dassault Systèmes a insisté sur le fait que les modèles virtuels du coeur, du cerveau et des poumons, ont à présent suffisamment progressé pour qu’il soit possible de réaliser un jumeau virtuel complet du corps humain. « L’industrie, les chercheurs, les médecins et même les patients vont pouvoir visualiser, tester, comprendre et prédire ce qui ne peut être vu, avant que le patient ne soit traité, qu’il s’agisse de la façon dont les médicaments agissent sur une maladie, ou des résultats attendus d’une intervention chirurgicale », a précisé le groupe français.

L’Inria est également fortement engagé dans plusieurs projets de recherche concernant la personnalisation des traitements, et les patients virtuels numériques. Parmi ces projets, on peut évoquer SIMBIOTX, lancé en mars 2021 par Dirk Drasdo, spécialiste de la bio-informatique au niveau cellulaire et Irene Vignon-Clementel, chercheuse en ingénierie biomédicale in silico. En additionnant leurs compétences, ces deux scientifiques ont développé à la fois de nouveaux modèles dynamiques, capables de suivre l’évolution spatiotemporelle de systèmes in vitro et in vivo, de la cellule individuelle aux tissus et organes, et des outils macroscopiques de simulation du flux sanguin. Cette double approche a ainsi permis d’articuler les différents niveaux de connaissance et d’action, entre les mécanismes et processus qui s’effectuent à l’échelle microscopique et cellulaire, et les conséquences systémiques qui en découlent au niveau des tissus et organes.

Ce projet SIMBIOTX a déjà permis de démontrer qu’on pouvait rapprocher des coupes de tissus tumoraux et des données issues des différents outils d’imagerie. À terme, ces nouveaux outils seront des aides précieuses pour établir de manière plus rapide, plus fiable et moins invasive, les diagnostics en cancérologie, mieux suivre et anticiper la progression de la maladie, et adapter les traitements en temps réel. Ce projet vise également à mieux évaluer, grâce à de nouveaux modèles "hémodynamiques", les risques chirurgicaux, notamment dans le domaine cardiaque et hépatique. L’un des objectifs, en partenariat avec l’équipe d’Eric Vibert, professeur de chirurgie à l’Université Paris-Saclay, est de prédire la réaction du foie d’un malade particulier à une ablation partielle, en fonction de la redistribution du débit et de la pression sanguine. « En utilisant ces nouveaux modèles et la puissance de calcul dont nous disposons à présent pour analyser le réel sans le simplifier, cette collaboration a permis d’améliorer notre compréhension de l’hémodynamique. Concrètement, cela permet une meilleure anticipation des conséquences de nos actes chirurgicaux, et une meilleure sélection des malades opérables », souligne le Pofesseur Vibert.

Cette révolution scientifique et médicale en cours passe également par la conception numérique de médicaments "sur mesure", grâce aux extraordinaires progrès de l’intelligence artificielle. Et le moins qu’on puisse dire, c’est que dans ce domaine également, une véritable révolution est en marche. Celle-ci a connu une accélération décisive fin 2020, quand le laboratoire d'intelligence artificielle de Google, DeepMind, a sidéré la communauté scientifique internationale en présentant AlphaFold 2, un outil prodigieux, qui s’est avéré capable de prédire en quelque jours (contre parfois plusieurs décennies avec les méthodes classiques de cristallographie par rayons X), avec une précision presque parfaite, 90 % de la structures tridimensionnelle de nombreuses protéines, à partir de leur séquence primaire. Ce fantastique outil devrait enfin permettre de connaître dans un proche avenir la structure tridimensionnelle des deux millions de protéines identifiées à ce jour, un enjeu décisif, quand on sait que c’est cette structure qui détermine les propriétés thérapeutiques de ces protéines… La dernière prouesse connue, celle d’AlphaFold 2 ne remonte qu’à quelques semaines, quand cet outil d’IA a permis à des chercheurs de l'Université Tsinghua à Pékin, de l'Université de l'Illinois à Urbana-Champaign et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), de modifier un anticorps connu contre la Covid-19, mais qui n'avait aucune efficacité contre ce virus, de manière à renforcer considérablement son efficacité contre tous les variants de la maladie (Voir PNAS).

Evoquons enfin la nouvelle plate-forme bioinformatique présentée il y a quelques jours par des chercheurs de l'excellent Centre Anderson contre le Cancer (Université du Texas). Cet outil est capable de prédire les meilleures combinaisons de traitement pour un patient donné, en fonction des altérations génétiques et des caractéristiques moléculaires spécifiques de chaque tumeur. Il a déjà fait la preuve de son utilité, en améliorant l'efficacité thérapeutique des traitements personnalisés proposés aux malades (Voir aussi MDAnderson) et il ne fait pas de doute qu’il est appelé à se généraliser rapidement et à devenir un auxiliaire absolument indispensable dans le choix des multiples combinaisons thérapeutiques personnalisées proposées à chaque malade.

On le voit, l’avenir appartient à la conception et la production sur mesure de nouveaux médicaments, et l’expérimentation personnalisées de ces nouvelles thérapies sur un "double numérique" qui aura une capacité prédictive de plus en plus grande, à mesure que la puissance informatique disponible grandira. Nous allons donc, en moins d’une génération, passer dans l’ère de la médecine prévisionnelle et virtuelle qui sera capable de nous traiter avant même que nous ne soyons atteints par la maladie, ou que nous n’en ressentions les premiers symptômes. Cette révolution en cours va non seulement bouleverser le rôle du médecin et complètement transformer la finalité de nos structures de soins, mais elle va encore plus largement modifier notre conception même de la santé et du bien-être, ce qui aura de profondes conséquences économiques, sociales et politiques, qu’il nous faut dès à présent anticiper, pour que cette médecine prédictive et ubiquitaire soit accessible à tous et reste guidée par une éthique collective puissante…

René TRÉGOUET

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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