Edito : Droit de l'Internet : le jugement "Yahoo" constitue une avancée fondamentale
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Au terme de 5 ans de procédure à rebondissement, une cour d'appel américaine a infligé jeudi 12 janvier un échec cinglant au géant de l'internet Yahoo! dans son combat judiciaire avec deux associations françaises, en refusant de déclarer inapplicable aux Etats-Unis une décision d'un tribunal parisien. Cette affaire a commencé lorsque la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra) et l'Union des étudiants juifs de France (UEJF) ont porté plainte contre Yahoo! pour faire interdire la vente en ligne sur son site américain d'objets nazis, prohibée en France.
En mai 2000, le tribunal de grande instance de Paris avait ordonné à Yahoo! de détruire dans les trois mois tous les messages concernant la vente d'objets nazis sur son site d'enchères hébergé en Californie, et ce sous astreinte de 100.000 francs (15.000 euros) par jour. Yahoo! ne s'était exécuté qu'avec retard et avait demandé en décembre 2000 à un tribunal d'instance de San Francisco de déclarer le jugement français inapplicable aux Etats-Unis, en invoquant le premier amendement de la Constitution américaine qui garantit la liberté d'expression.
Le tribunal californien avait d'abord donné raison à Yahoo! mais en août 2004, la cour d'appel de la 9e circonscription judiciaire, qui couvre l'ouest des Etats-Unis, a cassé ce jugement pour des raisons de forme, estimant qu'il était prématuré. Selon la juridiction, ce tribunal aurait dû attendre que la Licra et l'UEJF présentent leur cas aux Etats-Unis pour contraindre l'entreprise à payer l'amende. Le 12 janvier, la Cour d'appel, dans une décision de six de ses juges contre cinq, a rejeté, cette fois sur le fond, une nouvelle demande de Yahoo! de déclarer la décision française inapplicable, estimant que celle-ci ne violait pas les droits de Yahoo! relatifs à la liberté d'expression et que les arguments présentés par l'entreprise était insuffisants.
Les magistrats américains ont donc estimé que Yahoo! ne pouvait pas, à la suite de la décision française, saisir les juridictions américaines afin de faire constater l'incompatibilité du jugement français avec les principes de la liberté d'expression fixés par le Premier amendement. La dernière décision rendue le 12 janvier 2006 par la Cour d'appel du 9ème district de Californie a confirmé sa position en rejetant la demande de Yahoo visant à déclarer la décision française inapplicable estimant que celle-ci ne violait pas les droits de Yahoo relatifs à la liberté d'expression protégé par le 1er amendement de la Constitution américaine.
Cette décision va permettre l'exequatur du jugement français (procédure qui permet de faire déclarer exécutoire dans un Etat un jugement ou une décision arbitrale ou autre rendu dans un autre état). En matière d'Internet, cette affaire est une première et ce jugement est d'autant plus important qu'il n'existe aucune convention portant sur l'exécution des jugements entre la France et les Etats-Unis.
La décision de la Cour d'appel de Californie est historique car elle confirme qu'une société américaine diffusant des contenus négationnistes sur la Toile devra respecter sur le territoire français la loi française et devra prendre toute mesure pour supprimer l'accès à ces contenus interdits aux citoyens de l'hexagone alors même que cette diffusion est autorisée aux Etats-Unis. Cette décision rappelle avec force que l'Internet n'est pas une zone de non droit, qu'il s'agisse des particuliers, des entreprises ou des Etats.
Cette jurisprudence Yahoo marque également le triomphe du droit français et de ses principes sur le plan international. Cette décision du juge américain, malgré le 1er amendement de la Constitution américaine, est une victoire pour tous les défenseurs des droits de l'Homme. Alors que la cap symbolique du milliard d'internautes a été franchi et que les achats en ligne sont en train de se banaliser sur le Net (le chiffre d'affaires global du commerce en ligne en France en 2005 a progressé de plus de 60 % en un an et s'est élevé à environ 10 milliards d'euros), cette décision de la justice américaine illustre une nouvelle nouvelle volonté des états de trouver un meilleur équilibre entre, d'une part la liberté d'expression et de commerce sur le Web et, d'autre part, la lutte contre les discours, idéologies et fanatismes incompatibles avec les valeurs fondamentales de notre démocratie et de notre civilisation.
Il reste que, face à cette tension croissante qui se révèle entre défense de la liberté d'expression et d'opinion, d'un part, et respect des valeurs et principes démocratiques et éthiques, d'autre part, et face au pouvoir considérable des nouvelles entités numériques mondiales que sont Yahoo!, Google, AOL ou Microsoft, les états ne pourront pas, à eux seuls, réguler et contrôler le Net. Laisser le monopole de ce contrôle aux états n'est en outre pas souhaitable car le remède finirait sans doute par s'avérer pire que le mal, on le voit bien avec l'usage du Net que pratiquent les pays et régimes totalitaires.
C'est pourquoi, comme le préconisent certains chercheurs ou penseurs, comme le philosophe Bernard Stiegler (Directeur de développement culturel du Centre Pompidou), il est capital de mettre en place une nouvelle gouvernance du Web, s'appuyant sur des autorités morales indépendantes et respectées du plus grand nombre. Ce que nous montre de manière éclairante l'exemplaire affaire Yahoo!, c'est que, si la judiciarisation de l'Internet est sans doute nécessaire elle ne sera pas suffisante et que, si la communauté des états démocratiques doit veiller à faire du Net un espace de droit, elle ne doit pas céder pour autant à la tentation du contrôle politique et social et doit favoriser l'émergence d'une gouvernance autonome de l'Internet qui seule, à terme, pourra définir une éthique numérique planétaire.
René Trégouët
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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