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Edito : Le cerveau, prochaine télécommande universelle ?
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Il y a soixante ans, en 1963, le grand neurophysiologiste espagnol José Delgado fit à Cordoue une démonstration spectaculaire au cours de laquelle il réussit à stopper l'élan d'un taureau en stimulant une aire cérébrale particulière (le noyau caudé), à l’aide d’un transmetteur radio. Ce génial précurseur des implants cérébraux poursuivit ses recherches pendant une vingtaine d’années, mettant notamment au point, dès 1974, le premier casque capable de délivrer à un cerveau humain des impulsions électromagnétiques contrôlées.
Depuis, les recherches visant à la fois à contrôler certaines fonctions cérébrales et à traiter certaines pathologies par des impulsions électromagnétiques, et à utiliser le cerveau comme télécommande cérébrale pour actionner des dispositifs externes, n’ont cessé de se développer, profitant des extraordinaires progrès en termes de puissance et de miniaturisation des composants électroniques, ainsi que des avances non moins impressionnantes des logiciels utilisant l’intelligence artificielle.
En 2004, une étape décisive fut franchie et relatée dans la célèbre revue Nature, avec la première interface opérationnelle, baptisée BrainGate, permettant à un ancien footballeur, Matthew Nagle, qui souffrait de paralysie des quatre membres, d’être le premier être humain à pouvoir réaliser par commande télépathique certaines tâches simples, telles que déplacer un curseur sur un écran et contrôler un bras robotique (Voir NBC News). Cette avancée historique, dirigée par les professeurs Leigh Hochberg (Massachusetts General Hospital) et John Donoghue (Université Brown), fut rendue possible par l’implantation très délicate d’une minuscule puce de silicium comportant 100 électrodes dans une zone du cerveau responsable du mouvement. L'activité des cellules était enregistrée et envoyée à un ordinateur, qui traduisait les commandes et permettait au patient de déplacer et de contrôler l'appareil externe.
Au cours de ces dernières années, les recherches dans ce domaine se sont accélérées : en 2021, les chercheurs de Neuralink, la société créée en 2016 par Elon Musk, ont fait l’événement en présentant un singe capable de jouer au jeu Pong, sans manette, grâce à un implant cérébral dans son cerveau. Ce singe a réussi à contrôler uniquement avec ses yeux les mouvements de la raquette, comme on pourrait le faire avec un joystick. En décembre dernier, ces chercheurs sont allés encore plus loin : ils ont présenté une autre expérience dans laquelle on pouvait voir un singe qui fixe un écran et parvient, en restant totalement immobile, à reproduire une suite de lettres sur l’ordinateur, pour aboutir à l’équivalent anglais de « Est-il possible d’avoir mon goûter s’il vous plaît ? » (Voir Trust My Science).
En novembre dernier, des chercheurs chinois de l’Université de Tianjin ont présenté une nouvelle interface cerveau-machine (ICM) qui a fait sensation dans la communauté scientifique internationale et qui serait « compatible avec des dizaines de technologies disponibles ». Le Professeur Xu Minpeng, qui dirige ces travaux à l’Université de Tianjin, précise que cette interface cerveau-machine est capable de « normaliser la structure des données et le processus de traitement et de développer un cadre commun d’algorithmes de décodage ». Dans sa nouvelle version actuelle, ce système est capable de prendre en charge 14 ensembles de données, de mettre en œuvre 16 méthodes d’analyse et 53 modèles de décomposition, ce qui offre une très large compatibilité avec les nombreux logiciels déjà utilisées dans la recherche autour des ICM (Voir China Daily).
Cette interface cerveau-machine chinoise est du type "non-invasive", ce qui veut dire qu’elle ne repose pas sur un dispositif implanté sous le cuir chevelu. Il y a quelques semaines, le gouvernement chinois a annoncé, et ce n’est pas un hasard, la création d’un nouveau laboratoire de référence à Tianjin, qui comptera 60 chercheurs et sera entièrement dédié au développement d’interfaces cerveau machine révolutionnaires, capable de surclasser les systèmes de commande mentale américain et européen (Voir South China Morning Post).
Dans ce domaine technologique qui représente un immense marché potentiel, la concurrence internationale est féroce et les acteurs redoublent d’efforts pour être les premiers à mettre sur le marché des commandes télépathiques fiables, sûres et confortables. C’est le cas de Neuralink ou des chinois Alibaba et Tencent. Selon un rapport récent publié par EO Intelligence, le marché des interfaces cerveau-machine pourrait atteindre 35 milliards de dollars d’ici 2030. Mais pour le Cabinet Mc Kinsey, les interfaces cerveau-machine pourraient représenter un marché bien plus important, de l’ordre de 200 milliards de dollars par an en 2030. Aux États-Unis, l’entreprise new-yorkaise Synchron a reçu le feu vert de la part de la Food and Drug Administration (FDA) pour tester son implant sur des sujets humains aux États-Unis. Pour mener à bien son essai, Synchron prévoit de recruter six patients. L’originalité de ce dispositif, baptisé Stentrode, et qu’il est implanté dans un vaisseau sanguin à la base du cou, et pas dans le cerveau.
En février, l’équipe réputée de Franck Wilett, de l’Université de Stanford, a présenté une nouvelle interface cerveau-machine (BCI) qui permet à ses bénéficiaires ayant perdu l’usage du langage "d’écrire" mentalement à la vitesse inédite de 62 mots par minute. Même si ce débit peut sembler faible par rapport à celui d'une conversation normale, il s’agit d’une prouesse dans le cas d’une personne victime de paralysie faciale et incapable de s’exprimer oralement (Voir BioRxiv et MIT Technology Review). En 2021, la même équipe s’était déjà distinguée en présentant un outil similaire qui permettait à un patient paralysé jusqu'au cou d'écrire par la pensée. Ces chercheurs avaient eu recours à des électrodes qui décodaientt les signaux de la zone motrice de son cerveau pendant qu'il imaginait écrire. Grâce à ce dispositif, ce patient avait pu s'exprimer à l'écrit, à une vitesse de 90 caractères par minute et 99 % de précision.
La prochaine étape pour ces chercheurs consiste à passer de l'expression écrite à la parole. Comme le souligne Wilett, « La parole normale est d'environ 160 mots par minute, ce qui est beaucoup plus rapide que l'écriture manuscrite. En cas de succès, l'expression orale peut permettre à quelqu'un de participer à une conversation à un rythme normal ». Pour réussir ce nouveau saut technologique, l’équipe de Stanford veut utiliser des réseaux de microélectrodes qui enregistrent à partir de neurones uniques au lieu de grands groupes de neurones. Ces chercheurs soulignent que l’interface actuelle, avec sa vitesse de 62 mots par minute, est déjà 3,5 fois plus rapide que le record précédent pour tout type d'ICM, ce qui montre qu’il est envisageable d’atteindre la vitesse de la conversation naturelle de 160 mots par minute. Ces travaux confirment en outre que même les patients paralysés depuis plusieurs années conservent, pour la plupart, la possibilité de réactiver les circuits neuronaux permettant la parole.
Il y a quelques semaines, des chercheurs de l'Université de technologie de Sydney ont présenté une technologie permettant de faire fonctionner à distance divers appareils ou robots, par le simple contrôle de la pensée. Cette technique vient de faire l'objet d'une démonstration réussie par des soldats australiens qui sont parvenus à faire fonctionner un robot quadrupède à l'aide d'une interface cerveau-machine inédite (Voir Defense One).
Cette interface a été mise au point par les professeurs Chin-Teng Lin et Francesca Iacopi de l'UTS, en collaboration avec l'armée australienne et le pôle d'innovation de la Défense. Elle est composée de capteurs en silicium et graphène, placés principalement à l'arrière du cuir chevelu et chargés de détecter les ondes cérébrales du cortex visuel. L'utilisateur porte un casque de réalité augmentée qui lui affiche des carrés blancs, correspondant aux différentes commandes possibles. L’utilisateur n’a plus qu’à se concentrer sur l’une d’entre elles et son "ordre mental" est alors traduit en commande électronique du robot… avec un taux de reconnaissance d'un ordre de 94 %. Cette technologie pourrait trouver de nombreuses applications dans une multitude de domaines, santé, industrie, transports, défense…
Il y a quelques jours, des chercheurs chinois dirigés par le Professeur Ma Yongjie, neurochirurgien à l’Université médicale capitale de l’hôpital Xuanwu (Pékin), ont annoncé avoir mené avec succès l’une des premières expériences d’interface faiblement invasives cerveau-ordinateur (BCI) au monde sur un singe (Voir Interesting Engineering). Les techniciens chinois ont réussi à identifier puis recueillir des signaux électroencéphalographiques (EEG) après avoir placé un électroencéphalographe interventionnel sur la paroi cérébrovasculaire d’un singe en utilisant une chirurgie mini-invasive. Ce système permet une commande active d’un bras robotique par la pensée. En 2020, des scientifiques chinois avaient déjà réussi à insérer deux microélectrodes dans le cerveau d’un patient paralysé de 72 ans, ce qui avait permis de relier son système nerveux central à un bras mécanique. Ce patient avait alors réussi à manipuler son bras en se concentrant mentalement sur l’action à exécuter.
Très récemment, aussi, des chercheurs américains ont annoncés qu’une puce neuronale, baptisée “NeuroPort Array”, développée par Blackrock Neurotech depuis une vingtaine d’années, attendait son autorisation de mise sur le marché pour être implantée sur de nombreux patients souffrant de diverses pathologies touchant l’ouïe ou la vision ou de troubles psychiatriques. Cet implant est déjà utilisé depuis plusieurs années pour aider des patients paralysés à contrôler des bras robotiques ou leur fauteuil roulant par la simple pensée, mais également de ressentir à nouveau certaines sensations (Voir übergizmo). Cette puce est constituée d’une centaine de micro-aiguilles qui entrent en contact du cerveau et peuvent capter les signaux électriques produits par les pensées du patient. Un transducteur traite ensuite ces signaux et les convertit en commandes permettant d'effectuer diverses actions. Un système d'apprentissage automatique permet au système de s'améliorer en permanence, en traitant de plus en plus rapidement les signaux recueillis. Plus étonnant encore, il semblerait, selon ces chercheurs, que cette puce soit en mesure, chez certains patients, de les aider à restaurer des souvenirs perdus ou à améliorer leurs capacités de concentration.
Enfin, le 1er mai dernier, une nouvelle étude américaine a fait grand bruit : des scientifiques de l’Université d’Austin, au Texas, ont annoncé avoir mis au point un décodeur qui, via l’imagerie cérébrale et l’intelligence artificielle, arrive à traduire en langage la pensée d’une personne sans qu’elle ait besoin de s’exprimer. L’objectif principal de ce "décodeur de langage" est d’aider des patients ayant perdu l’usage de la parole à communiquer leurs pensées via un ordinateur. Les chercheurs reconnaissent que ce nouveau dispositif, bien que son utilité médicale soit incontestable, pose néanmoins de sérieuses questions éthiques concernant le respect de "l’intimité mentale" du sujet. C’est pourquoi l’étude souligne bien que ce dispositif ne peut fonctionner correctement qu’après un entraînement du cerveau supposant plusieurs dizaines d’heures dans un appareil d’IRM -imagerie par résonance magnétique- (Voir The University of Texas at Austin).
Certes, de précédentes interfaces cerveau-machine, destinées à permettre de restituer de l’autonomie à des personnes souffrant de handicaps majeurs, ont déjà fait leurs preuves. Mais ces dispositifs nécessitent une chirurgie invasive, avec l’implantation d’électrodes dans le cerveau, et ils n’agissent qu’au niveau des zones du cerveau qui contrôlent notre bouche pour former des mots. Le système présenté par ces chercheurs texans fonctionne, lui, au niveau de la sémantique et du sens des phrases, et il est, de surcroît, non-invasif, ce qui est un avantage majeur en termes de risques médicaux et chirurgicaux.
Durant l’expérience, trois personnes ont passé 16 heures dans un appareil d’imagerie médicale fonctionnelle (IRMf) : cette technique permet d’enregistrer les variations du flux sanguin dans le cerveau, permettant ainsi de mesurer en temps réel l’activité des zones cérébrales durant certaines tâches (parole, mouvement, etc.). Les participants à cette expérience ont écouté des podcasts racontant des histoires, ce qui a permis aux chercheurs de déterminer de quelle manière les mots, les phrases et leur signification stimulaient différentes aires cérébrales. Les nombreuses données ainsi obtenues ont ensuite été traitées par un réseau neuronal artificiel de traitement du langage utilisant GPT-1, le prédécesseur du robot conversationnel ChatGPT.
A force d’entraînements, ce réseau de neurones a réussi à prédire de manière de plus en plus juste comment chaque cerveau réagirait au discours entendu. Et cette capacité de prédiction est devenue telle que, même en modifiant l’ordre des mots, le décodeur arrivait à reconstituer le sens de ce que la personne entendait, comme l’explique Jerry Tang (Université d’Austin), qui a dirigé cette étude. Par exemple, lorsqu’un utilisateur a entendu la phrase : « Je n’ai pas encore mon permis de conduire », le modèle de réseau a traduit par « Elle n’a même pas encore commencé à apprendre à conduire. ».
La puissance de ce nouvel outil technologique pose évidemment un sérieux problème en matière de respect de la vie privée et de « l’intimité mentale », car on pourrait parfaitement imaginer que des Etats, des organisations criminelles ou de simples sociétés commerciales, utilisent de tels outils pour lire dans les pensées à grande échelle, sans en avertir les personnes concernées et sans leur consentement. Certes, pour le moment, ce décodeur ne fonctionne pas sur le cerveau d’une personne sur lequel il ne s’est pas entraîné. En outre, les participants ont réussi à tromper sans difficulté la machine en se racontant des histoires dans leur tête pendant qu’ils écoutaient les podcasts servant à l’apprentissage de cet outil. Mais à la vitesse où progressent ces technologies de commande et de lecture mentale, combien de temps encore tiendront ces protections ? Conscients de ces risques et menaces, non seulement pour les individus, mais également pour nos démocraties, ces chercheurs appellent à la mise en place d’une réglementation visant à encadrer strictement l’utilisation de ces nouvelles technologies, afin qu’elles ne puissent pas être utilisées pour nous manipuler (en modifiant nos aspirations ou le contenu de notre mémoire par exemple) ou pour connaître nos opinions, nos goûts ou nos projets…
Alors que notre pays vient de présenter, le 10 mai dernier, un important projet de loi de "sécurisation et régulation de l’espace numérique" et que le Parlement européen vient d’adopter et de durcir sensiblement, le 11 mai dernier, un projet de règlement de la Commission européenne visant à encadrer le développement de l’intelligence artificielle (Artificial Intelligence Act), les élus et responsables politiques français et européens doivent, dès à présent, poser le cadre d’un débat démocratique et sociétal approfondi pour que ces nouvelles technologies télépathiques, qui progressent bien plus rapidement que prévu, ne puissent jamais devenir des outils d’asservissement et de contrôle des citoyens et restent des vecteurs de progrès scientifiques, médicaux et humains.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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