Edito : Cancer, neurones et évolution : un nouveau paysage scientifique se dessine
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Au niveau mondial, le CIRC basé à Lyon rappelle que le cancer, du fait de l’augmentation et du vieillissement important de la population, est devenu à présent la deuxième cause de décès la plus fréquente dans le monde (derrières les maladies cardiovasculaires), avec 26 % de tous les décès, soit 9,6 millions de morts en 2018, sur un total de 18,1 nouveaux cas de cancer diagnostiqués. Mais dans les pays riches, la mortalité par cancer est désormais deux fois plus importante que celle provoquée par les maladies cardiaques.
Pourtant, on l’oublie souvent, on observe une baisse de la mortalité réelle par cancers dans la majorité des pays d’Europe depuis plus de 20 ans. Plusieurs études récentes ont en effet montré que, si l’on tient compte à la fois de l’augmentation de la population et de son vieillissement, la mortalité globale par cancer a baissé de 10 % chez les hommes et de 5 % chez les femmes sur notre continent depuis le début de ce siècle. Les chercheurs estiment, sur la base de l’évolution des taux de mortalité des différents cancers depuis 1988, que près de 5 millions de vies ont été sauvées en Europe, 3,3 millions de femmes et 1,6 million d’hommes.
La France connaît également une baisse constante de la mortalité par cancer depuis 1990, comme le montre clairement l’étude publiée l’année dernière par Santé Publique France (Voir Santé Publique France). Ce vaste travail de synthèse montre qu’en dépit d’une hausse sensible des nouveaux cas de cancers (due au vieillissement général de la population), la mortalité tous cancers confondus a diminué en moyenne de 1,8 % par an chez les hommes, et de 0,8 % par an, chez les femmes. Au total, cette étude épidémiologique montre que la part des décès strictement attribuable au cancer a diminué de 54 % chez l’homme et de 25 % chez la femme depuis 1990, ce qui est remarquable.
Il est intéressant de souligner que l’on retrouve également cette baisse tendancielle de la mortalité par cancer aux Etats-Unis. Dans ce pays, on observe en effet une diminution constante de la mortalité par cancer depuis 1991, année où il avait atteint son maximum avec 215 décès pour 100.000 habitants. En 2016, ce ratio était tombé à 156 morts pour 100.000 Américains, selon les chiffres publiés en 2019 par la « Société Américaine du Cancer », ce qui correspond à une diminution moyenne annuelle de 1,5 % (Voir ACS Journals). Au total, précise la SAC, l’ensemble des avancées réalisées en matière de prévention, de diagnostic et de traitement aura permis de réduire de 27 % la mortalité globale par cancer aux Etats-Unis en moins de 30 ans, ce qui correspond à 2,6 millions de décès évités au cours de cette période.
Dans la longue et difficile lutte contre le cancer, on mesure mieux le chemin parcouru quand on sait que le taux moyen de guérison ou de rémission à cinq ans (tous cancers confondus) est passé de 30 à 56 % au cours des 50 dernières années. Aujourd’hui, grâce à l’accélération des découvertes fondamentales et des progrès thérapeutiques depuis 20 ans, la communauté scientifique considère qu’il est réaliste d’espérer guérir ou contrôler huit cancers sur dix à l’horizon 2030. Mais pour atteindre un objectif aussi ambitieux, des ruptures théoriques et thérapeutiques sont absolument nécessaires. Parmi celles-ci trois méritent d’être rapidement évoquées.
La première concerne une découverte tout à fait surprenante réalisée l’année dernière par une équipe de recherches françaises, du laboratoire cancer environnement (Inserm-CEA) à Fontenay-aux-Roses. Ces chercheurs ont découvert que le cerveau produit des cellules-souches neuronales qui, franchissant la barrière hématoencéphalique – l’enveloppe du cerveau pourtant réputée infranchissable – sont transportées par le sang et vont aller infiltrer des tumeurs cancéreuses en formation, notamment dans la prostate (Voir RT Flash).
Cette équipe, dirigée par Claire Magnon, a travaillé sur les tumeurs de 52 patients atteints de cancer de la prostate. Ces recherches ont permis de découvrir une nouvelle catégorie de cellules, appelées « cellules progénitrices neuronales », que l’on trouve en principe uniquement au cours du développement embryonnaire, dans deux aires du cerveau, l’hippocampe et la zone sous-ventriculaire. Ces recherches ont également permis de montrer qu’il existait une relation très forte entre le nombre de ces « cellules vagabondes » et l’agressivité du cancer étudié.
On sait que les adultes continuent à produire de petites quantités de nouveaux neurones dans des régions particulières du cerveau : le gyrus denté dans l’hippocampe et la zone sous-ventriculaire. Mais ces chercheurs de l’Inserm ont pu montrer que ce phénomène se produit également en dehors du système nerveux central, du cerveau et de la moelle épinière : dans les tumeurs ! En 2013, cette chercheuse avait déjà découvert, dans des tumeurs de la prostate, que l’infiltration de fibres nerveuses, issues de prolongements d'axones de neurones préexistants, était associée à la survenue et à la progression de ce cancer. Depuis, d'autres études ont permis de confirmer ce rôle tout à fait inattendu, mais déterminant, des fibres nerveuses dans le microenvironnement tumoral de nombreux cancers solides.
Dans cette étude, qui a fait grand bruit au sein de la communauté scientifique, ces chercheurs sont partis d’une hypothèse audacieuse : se pourrait-il que le réseau nerveux impliqué dans le développement des tumeurs implique de nouveaux neurones qui se formeraient directement dans les tumeurs ? Pour essayer de vérifier cette surprenante hypothèse, l’équipe Inserm de Claire Magnon a étudié les tumeurs de 52 patients atteints de cancer de la prostate. Ces scientifiques ont découvert des cellules exprimant une protéine, la double cortine (DCX), connue pour être exprimée par les cellules progénitrices neuronales, lors du développement embryonnaire et chez l’adulte dans les deux zones du cerveau où les neurones se renouvellent. Encore plus intéressant, les chercheurs ont observé que, dans les tumeurs étudiées, la quantité de cellules DCX+ était proportionnelle à l’agressivité du cancer, constaté sur le plan clinique. "Cette découverte étonnante atteste de la présence de progéniteurs neuronaux DCX+ en dehors du cerveau chez l’adulte. Nos travaux montrent qu’ils participent bien à la formation de nouveaux neurones dans les tumeurs", souligne Claire Magnon.
Restait cependant à déterminer l’origine de ces progéniteurs neuronaux. Pour ce faire, les chercheurs ont eu recours à des souris transgéniques, porteuses de tumeurs. Ils ont quantifié les cellules DCX+ présentes dans les deux régions du cerveau où elles sont normalement présentes. Ils ont alors observé que, lors de la formation d’une tumeur, le nombre de cellules DCX+ diminuait dans la zone sous-ventriculaire. Dès lors, deux causes pouvaient expliquer cette observation : ou bien les cellules DCX+ mouraient dans cette région, ou bien elles quittaient cette zone, pour aller migrer vers la tumeur".
En montrant qu’il y avait bien du passage des cellules DCX+ de la zone sous-ventriculaire du cerveau dans la circulation sanguine et que les cellules centrales étaient identiques à celles retrouvées dans la tumeur, ces chercheurs ont pu prouver que ces cellules DCX+ avaient bien migré dans le sang jusqu’à la tumeur, y compris dans les nodules métastatiques. A ce stade, ces cellules se différencient en neuroblastes puis en neurones adrénergiques producteurs d’adrénaline de rétroaction positive qui provoque à son tour le développement tumoral.
Ces recherches sont à mettre en lien avec des observations cliniques, qui montrent que les patients atteints de cancer de la prostate qui utilisent des bêtabloquants (molécules qui inhibent les récepteurs adrénergiques) à des fins cardiovasculaires, présentent de meilleurs taux de survie. Cette découverte fondamentale est extrêmement importante car elle ouvre une voie thérapeutique tout à fait nouvelle pour combattre les cancers.
Il faut également souligner que l’observation des fibres nerveuses à l’intérieur des tumeurs s’est étendue à d’autres types de cancer : côlon, pancréas, mélanome. Plusieurs essais cliniques sont d’ailleurs actuellement en cours aux États-Unis pour évaluer l’efficacité de bêtabloquants sur différentes tumeurs. L’idée est qu’en bloquant les récepteurs adrénalines et en empêchant l’adrénaline d’accéder aux cellules du trauma, il est peut-être possible d’entraver le développement de la tumeur.
Sur le plan fondamental, cette étude est fascinante car elle établit de manière formelle que les cellules neurales quittent le cerveau, migrent jusqu’à la tumeur et se différencient en neurones ! Mais ce n’est pas tout : ces travaux montrent également une forte corrélation entre le nombre de cellules DCX, le niveau d’agressivité de la tumeur et sa capacité à former des métastases. Ces travaux montrent enfin, de manière encore plus générale, que ce mécanisme est également à l’œuvre dans de nombreux types de cancers différents et qu’il révèle donc une relation fondamentale complexe et subtile entre le processus de cancérisation et les cellules nerveuses immatures du cerveau.
Une autre avancée en cours est en train de bouleverser l’immunothérapie contre les cancers. Dans ce domaine, en plein essor, deux stratégies ont été développées ces vingt dernières années. La première consiste à prélever des lymphocytes T du malade pour les modifier et les aider à reconnaître les cellules cancéreuses en ajoutant un anticorps dirigé contre les cellules ciblées (le «chimeric antigen receptor» ou CAR). Ces cellules sont ensuite injectées dans la tumeur pour y provoquer une mobilisation forte et ciblée du système immunitaire. La seconde stratégie consiste à bloquer la voie PD-L1 protéine appelée PD-L1, une protéine présente à la surface des cellules malignes qui inactive les lymphocytes T, à l’aide de médicaments spécifiques.
Il y a quelques semaines, des chercheurs de Philadelphie, dirigés par Carl June et Edward Stadtmauer, sont parvenus, en utilisant les nouvelles possibilités offertes par l’outil d’édition du génome Crispr-Cas9, à modifier le processus de production des CART. Grâce à cet outil très puissant, ils ont pu obtenir des cellules plus ciblées vers les cellules malignes et ont levé les points de blocage (les fameux check-points) appelés PD1, qui empêchent les lymphocytes de reconnaître les cellules cancéreuses (Voir Science).
Ces recherches ont donc permis d’utiliser pour la première fois la technologie Crispr-Cas9 pour réaliser de l’édition de génome spécifiquement destiné à reconnaître et à éliminer des cellules cancéreuses. Bien qu’il s’agisse encore de résultats préliminaires, les essais réalisés sur trois patients traités par l’équipe américaine ont déjà donné des résultats encourageants, notamment la régression d’un sarcome chez l’un des patients.
Mais l’observation sans doute la plus surprenante faite par ces chercheurs a été de constater que ces cellules immunitaires modifiées par Crispr-Cas9 sont toujours en circulation et actives dans l'organisme des patients, plus de neuf mois après leur injection initiale, ce qui laisse à penser que cette nouvelle approche pourrait permettre de concevoir et de réaliser des immunothérapies personnalisées très puissantes qui conserveraient leur efficacité thérapeutique dans la durée…
Evoquons enfin une troisième avancée, celle qui consiste à concevoir le cancer dans une perspective évolutionniste, c’est-à-dire en tant que phénomène inhérent au vivant et inséparable de l’environnement. Selon cette approche, il ne serait pas forcément nécessaire de détruire à tout prix la totalité des cellules cancéreuses d’un malade, pour le guérir. En effet, cette stratégie, qui peut assez bien fonctionner sur certains cancers pendant un certain temps, finit par trouver ses limites, en provoquant l’apparition de redoutables mécanismes de résistances, qui vont sélectionner des cellules malignes qui deviendront insensibles aux traitements utilisés.
Face à ce phénomène de résistance et d’adaptation du cancer, certains scientifiques tentent de mettre en œuvre des thérapies adaptatives, issues de l’oncologie évolutionniste, une discipline en plein essor qui tente d’articuler la compréhension du cancer et celle de son environnement. C’est notamment le cas du Professeur Robert Gatenby, au Moffitt Cancer Center, en Floride. Ce scientifique de renom a réalisé un essai clinique remarqué sur 18 patients atteints d’un cancer de la prostate. Il leur a administré des doses réduites de 40 % de chimiothérapie, sur des intervalles plus longs que ceux normalement pratiqués.
Résultat : alors que le traitement standard maintient le contrôle du cancer métastatique de la prostate pendant 13 mois en moyenne, cette nouvelle approche a permis de contrôler, en moyenne, ces cancers pendant au moins de 34 mois, un résultat considéré comme remarquable dans ce type de cancer. "Comme plus de la moitié de nos patients sont toujours traités, nous ne pouvons pas encore déterminer de limite maximale de cette nouvelle stratégie, mais nous espérons qu’elle pourra permettre, au moins chez certains patients, de contrôler pendant de nombreuses années l’évolution de leur cancer, et ce, avec beaucoup moins d’effets secondaires et une bonne qualité de vie", précise le Professeur Gatenby.
Selon ce cancérologue, en temps normal, les cellules non cancéreuses se développent, car elles sont les mieux adaptées aux signaux biochimiques de croissance, aux éléments nutritifs et aux signaux physiques qu’elles reçoivent des tissus sains environnants. Dans ce contexte, il peut bien sûr arriver qu’une cellule cancéreuse se forme, pour de multiples raisons. Mais, en général, et heureusement pour nous, cette cellule est mal adaptée à son environnement ; elle est moins performante et moins compétitive que ses homologues normales et ne parvient pas à proliférer. Mais il peut arriver que certains facteurs, vieillissement, inflammation chronique, mutation génétique, exposition à des substances chimiques, endommagent l’environnement cellulaire. Dans ce nouveau contexte, ce micro-environnement dégradé, les cellules cancéreuses peuvent devenir progressivement mieux adaptées que les cellules normales et peuvent se développer jusqu’à un point de non-retour.
Cette théorie adaptative a pu être observée sur le plan clinique ; on a ainsi pu constater une accélération du cancer chez des patients présentant des pathologies qui perturbaient les tissus, comme les maladies inflammatoires de l’intestin. Les oncologues évolutionnistes pensent donc qu’en réduisant les altérations tissulaires causées par des processus tels que l’inflammation, il est possible de restaurer un environnement plus normal et d’empêcher la prolifération du cancer.
Cette approche souligne également que nous ne nous sommes pas suffisamment intéressés aux nombreuses modalités de manifestations du cancer dans les espèces animales, particulièrement les espèces sauvages. Or, nous savons à présent que le processus darwinien de sélection naturelle a été capable d’intégrer le phénomène cancéreux et de lui trouver de nombreuses solutions qui préservent l’existence des espèces touchées par cette pathologie.
C’est par exemple le cas des requins, des rats-taupes, des éléphants ou des baleines, qui ont développé, au fil de l’évolution, de remarquables mécanismes, encore mal connus, qui leur permettent de contrôler l’apparition ou la croissance de leurs tumeurs malignes. Si nous parvenions à comprendre ces mécanises dans toute leur complexité, nous pourrions probablement faire un grand bond en avant non dans l’éradication du cancer, perspective sans doute illusoire, mais dans le contrôle de la maladie cancéreuse, de manière à la transformer en maladie chronique et non mortelle.
A la lumière de ces récentes et passionnantes découvertes, nous voyons bien que c’est par l’élargissement de notre approche conceptuelle que nous pourrons vaincre cet adversaire polymorphe et redoutable qu’est le cancer, non seulement en l’attaquant directement sur de multiples fronts, quand cela est nécessaire, mais aussi en réussissant à le tromper, à l'apprivoiser, à le dominer et finalement à le contrôler dans la durée.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
e-mail : tregouet@gmail.com
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- Publié dans : Vivant Santé, Médecine et Sciences du Vivant
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