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Edito : Cancer et système nerveux : un lien étonnant mais puissant se révèle

Le cancer est une maladie systémique d'une incroyable complexité et les cellules cancéreuses possèdent une redoutable capacité d'adaptation qui leur permet souvent de pouvoir échapper au système immunitaire et de résister aux molécules thérapeutiques. Mais depuis quelques années, les chercheurs ont découvert que ces cellules malignes avaient également la surprenante capacité de pouvoir détourner à leur profit le système nerveux pour voyager, se disséminer dans l'organisme et échapper aux défenses immunitaires. En 2017, l'équipe de recherche de Humsa Venkatesh, neuroscientifique à l’université Stanford, en Californie, a en effet eu la grande surprise de découvrir une activité électrique tout à fait inhabituelle dans des cellules issues d’un gliome, une tumeur cérébrale humaine.

Face à cette découverte tout à fait inattendue, ces chercheurs ont présenté leurs travaux dans un article retentissant, paru en 2019 dans la célèbre revue Nature. On sait depuis lors que les gliomes sont électriquement actifs et sont également capables de se connecter aux circuits neuronaux et de recevoir des stimulations directement des neurones, ce qui favorise leur croissance. En enregistrant et analysant l’activité cérébrale des malades, ces chercheurs ont découvert que les gliomes peuvent reconfigurer les connexions neuronales dans le cerveau, ce qui pourrait expliquer le déclin cognitif rapide observé chez le patients. « En enregistrant directement l'activité électrique du cerveau, nous avons montré qu'en dépit de leur hyperactivité, ces régions cérébrales éloignées avaient une puissance de calcul considérablement réduite », précise l'étude.

Ces découvertes ont marqué une nouvelle ère dans le domaine des neurosciences du cancer, un domaine en pleine effervescence qui étudie les multiples stratégies utilisées par les cancers pour détourner, souvent de manière indirecte et subtile, le fonctionnement du système nerveux à son profit (Voir Nature). Très longtemps ignorée, cette dimension "nerveuse" de la cancérogenèse ne cesse de se révéler et de montrer sa complexité. Les scientifiques explorent une à une les nombreuses voies de signalisation impliquées dans ce phénomène et vont de surprise en surprise. Ils ont notamment découvert que certaines tumeurs pouvaient neutraliser des médicaments existants en utilisant le système nerveux. « Mais au-delà de ces progrès en recherche fondamentale, notre objectif premier reste la mise au point des nouveaux traitements dont nos patients ont absolument besoin », explique Erica Sloan, biologiste spécialiste du cancer à l’université Monash, à Melbourne (Voir NIH).

Il y a pourtant près de deux siècles que ces étranges connexions, dont on sait à présent qu'elles sont de véritables connivences, entre cellules cancéreuses et neurones ont été observées pour la première fois par l’anatomopathologiste français Jean Cruveilhier (1791-1874). Ce remarquable médecin et chercheur, qui fut titulaire de la première chaire d'anatomopathologie en 1836, rapporta minutieusement un cas célèbre dans lequel un cancer du sein avait envahi le nerf crânien responsable des mouvements du visage et de ses sensations. C’est l'une des premières descriptions rigoureuses connues d’une "invasion périneurale", dans laquelle des cellules cancéreuses infiltrent les nerfs, puis se propagent. Mais scientifiques et médecins continuèrent à considérer jusqu'à une période récente les nerfs comme de simples voies passives qui facilitaient la migration des cellules cancéreuses. Il fallut attendre 1998 pour que le pathologiste urologue Gustavo Ayala, qui travaille aujourd’hui dans le Centre des sciences de la santé de l’université du Texas à Houston, se mette à étudier sérieusement cette interaction entre le cancer et les nerfs. Il plaça des nerfs de souris dans des boîtes contenant des cellules issues d’un cancer humain de la prostate et fut surpris de constater, 24 heures plus tard, que les nerfs commençaient à développer des ramifications (les neurites) en direction des cellules malignes. Une fois le contact avec ces cellules établi, Ayala observa que le cancer se déplaçait le long des nerfs jusqu’aux corps cellulaires neuronaux. En 2008, Ayala publia une nouvelle étude dans laquelle il montra que les tumeurs cancéreuses de la prostate prélevées sur des personnes ayant subi une intervention chirurgicale contenaient davantage d'axones (les fibres nerveuses qui prolongent les neurones) que des cultures provenant de prostates saines (Voir Clinical Cancer Research). A partir de ce moment, un nombre croissant de chercheurs et cancérologues commencèrent à voir les tumeurs comme des organes à part entière, de véritables entités biologiques, contenant différents types de cellules, dont les cellules nerveuses.

En France, la biologiste Claire Magnon (Inserm) publia en 2023 un article remarqué montrant que des fibres nerveuses infiltraient les tumeurs de la prostate chez la souris. Plus étonnant encore, ce travail montrait que si ces connexions avec le système nerveux étaient interrompues, les tumeurs stoppaient leur développement. A la suite de cette étude pionnière, d'autres travaux montrèrent que le même phénomène se produisait également dans d’autres cancers. Comme le souligne Brian Davis, neuroscientifique à l’université de Pittsburgh, en Pennsylvanie, « Tous ces résultats convergents montraient que cette composante du microenvironnement tumoral, largement ignorée jusqu’alors, jouait un rôle important » (Voir NIH).

Il restait cependant à découvrir l'origine des nerfs qui infiltraient les tumeurs. Des travaux ultérieurs montrèrent que les cellules de la tumeur étaient capables de se transformer en cellules ayant des caractéristiques très proches de celles des neurones. En 2019, l'équipe de Claire Magnon montra que des cellules appelées « progéniteurs neuronaux » se déplaçaient dans le sang jusqu’aux tumeurs de la prostate, où elles s’installaient et se transformaient en neurones (Voir Inserm). Dans ces travaux, Claire Magnon a étudié les tumeurs de 52 patients atteints de cancer de la prostate. C'est ainsi qu'elle a pu découvrir que certaines cellules produisaient une protéine, la doublecortine (DCX), connue pour être exprimée par les cellules progénitrices neuronales, lors du développement embryonnaire et chez l’adulte dans certaines aires du cerveau où les neurones se renouvellent. Ces recherches montrèrent également que la quantité de cellules DCX+ semblait corrélée avec l’agressivité du cancer étudié. « Cette découverte étonnante atteste de la présence de progéniteurs neuronaux DCX+ en dehors du cerveau chez l’adulte, et montre qu’ils participent bien à la formation de nouveaux neurones dans les tumeurs », souligne Claire Magnon.

Une autre équipe américaine, de l’université du Texas à Houston a découvert que le cancer est capable de contraindre les neurones à changer de propriétés. En étudiant un cancer oral chez la souris, ces chercheurs ont observé qu’un groupe de nerfs, qui relaient les sensations au cerveau, avaient acquis les caractéristiques d’un autre type de neurones, dits sympathiques. Or, cette transformation a pour effet de faciliter la croissance tumorale, car il a été montré que les nerfs sympathiques favorisent le développement de certains cancers (Voir NIH).

Reste que les relations entre les types de nerfs et leurs effets sur les cancers sont tout sauf simples. D'où la nécessité pour les chercheurs d'en faire un inventaire méthodique. Pour le cancer du pancréas, on sait à présent que les nerfs sympathiques favorisent la croissance des cellules malignes et produisent des signaux qui incitent les cellules malades à sécréter une protéine, NGF (nerve growth factor, facteur de croissance nerveuse), favorisant la production de fibres nerveuses. En revanche, les nerfs parasympathiques envoient des messages chimiques qui ralentissent la progression de la maladie. Mais pour le cancer de l’estomac, le mécanisme à l'œuvre est différent : ce sont au contraire les nerfs parasympathiques qui accélèrent la croissance tumorale. Dans le cancer de la prostate, le schéma découvert  est encore distinct des deux précédents : ce sont les nerfs sympathiques qui contribuent au développement initial du cancer et les nerfs parasympathiques qui viennent ensuite favoriser sa dissémination. Les neurones peuvent également diminuer l'efficacité du système immunitaire afin qu’il ne puisse plus lutter contre les tumeurs. En 2022, une étude internationale a montré que les nerfs sensoriels pouvaient libérer une molécule baptisée CGRP (pour calcitonin gene-related peptide, ou peptide apparenté au gène de la calcitonine), capable d'entraver l’activité de certaines cellules immunitaires et de les empêcher de lutter contre le cancer (Voir NIH).

Récemment, l'équipe de Michelle Monje, à Stanford, a découvert que les gliomes (cancer du cerveau) étaient capables de détourner les mécanismes de signalisation cérébrale, en produisant davantage de récepteurs capables de recevoir des signaux provenant des neurones, exactement comme le font les neurones normaux. Comme le souligne Michelle Monje, « Le cancer n’innove pas, mais sait très bien détourner à son profit des processus déjà existants » (Voir Stanford Medicine). Une autre étude publiée en 2023 a montré que des gliomes étaient capables de reconfigurer des circuits cérébraux fonctionnels complets.

Ces découvertes récentes concernant les liens étroits et insoupçonnés entre cancer et système nerveux ouvrent de toutes nouvelles perspectives thérapeutiques et permettent également de mieux de comprendre pourquoi certains traitements actuels peuvent avoir des conséquences cérébrales et cognitives importantes. Pour tenter d'éviter ces effets indésirables, les chercheurs essayent de cibler des zones précises du système nerveux. Pour ce faire, ils utilisent des médicaments déjà connus et éprouvés, comme les bêtabloquants qui peuvent perturber les signaux des nerfs sympathiques qui favorisent la progression de certains cancers, du sein, du pancréas ou de la prostate notamment. En Australie, l'équipe de l'université Monash, dirigée par Erica Sloan, a publié une étude en 2020, qui a montré que le bêtabloquant propranolol pouvait effectivement réduire les risques de propagation du cancer du sein. Et en 2023, Erica Sloan a constaté que ce médicament augmentait l’efficacité d’une chimiothérapie couramment pratiquée (Voir Science Translational Medicine).

Un autre essai doit prochainement évaluer si la prise d’un médicament contre la migraine peut s'avérer bénéfique pour des patients traités par immunothérapie pour un cancer de la peau ou des voies aérodigestives supérieures. Il est intéressant de rappeler qu'une étude publiée en 2018 et réalisée par des chercheurs américains du Roswell Park Comprehensive Cancer Center de Buffalo, avait déjà montré de manière convaincante, qu’après 5 ans d'immunothérapie, 70 % des patients recevant en plus le bêtabloquant propranolol étaient toujours en vie, contre seulement 25 % de ceux qui ne prenaient pas ce médicament. Ces chercheurs avaient souligné à l'époque que « Ces résultats montrent que réduire le stress, notamment via la voie des récepteurs adrénergiques β2, est susceptible d’augmenter l’efficacité des thérapies basées sur une modulation du système immunitaire contre le mélanome et peut-être d’autres cancers » (Voir Taylor & Francis online).

Il y a quelques semaines, des chercheurs de l'Université Columbia ont découvert que les cancers de l’estomac pouvaient, eux-aussi, établir des connexions électriques avec les nerfs sensoriels voisins et utiliser ces circuits pour stimuler la croissance et la propagation du cancer. Pour ces chercheurs, le fait que des liaisons électriques puissent se former entre des nerfs et un cancer situé en dehors du cerveau conforte l'hypothèse selon laquelle de nombreux autres cancers progressent en établissant des connexions similaires (Voir Nature). Comme l'explique le Professeur Timothy Wang, qui a dirigé l’étude, « Nous savons à présent que de nombreux cancers exploitent les neurones voisins pour alimenter leur croissance, ce qui ouvre la possibilité de réorienter et repositionner de nombreux médicaments visant le système nerveux, pour mieux traiter certains cancer » (Voir Columbia University). Ces scientifiques soulignent que cette "complicité" étroite entre cancer et système nerveux est filialement assez logique car les cellules nerveuses fonctionnent plus rapidement que n’importe quelles autres cellules dans le microenvironnement tumoral, ce qui permet aux tumeurs de communiquer plus vite et de remodeler leur environnement pour favoriser leur croissance et leur survie.

Wang avait déjà découvert que l'interruption du nerf vague chez des souris atteintes d’un cancer de l’estomac ralentissait considérablement la croissance tumorale et augmentait le taux de survie. Bien que plusieurs types de neurones soient présents dans le nerf vague, ces scientifiques se sont focalisés dans leur étude sur les neurones sensoriels, qui ont réagi le plus fortement à la présence d’un cancer de l’estomac chez la souris. Ces travaux, confirmant les précédentes études que j’ai évoquées, ont montré que ces neurones sensoriels peuvent se développer dans les tumeurs de l’estomac en réponse à une protéine libérée par les cellules cancéreuses appelée facteur de croissance nerveuse (NGF). Après avoir établi cette connexion, les tumeurs peuvent utiliser ces nerfs sensoriels à leur profit en commandant la production du peptide CGRP (Calcitonin Gene Related Peptide) qui permet l'activité électrique de ces neurones.

En étudiant de manière très fine et détaillée cette activité électrique, grâce à une technique d’imagerie calcique utilisant des traceurs fluorescents à base d'ions calcium, ces chercheurs ont réussi à dégager le schéma général de connexion en place. « Il y a un circuit qui part de la tumeur, monte vers le cerveau, puis redescend vers la tumeur, formant une boucle de rétroaction positive qui ne cesse de stimuler le cancer et de favoriser sa croissance ». explique Wang. Celui-ci pense que les inhibiteurs du CGRP, utilisés pour traiter les migraines, pourraient potentiellement court-circuiter ce cercle vicieux électrique entre les tumeurs et les neurones sensoriels. Et effectivement, l’étude montre que ces inhibiteurs du CGRP administrés à des souris atteintes d’un cancer de l’estomac peuvent réduire la taille des tumeurs et prolonger la survie des animaux traités. Wang pense qu'il y a de fortes chances que les circuits identifiés chez la souris se retrouvent également chez l'être humain et qu'il est possible de les cibler pour bloquer ou ralentir le développement de certains cancers. Cette hypothèse semble en effet d'autant plus séduisante que d'autres travaux récents ont montré que les nerfs sensoriels peuvent, par une voie qui reste à élucider, provoquer l’épuisement des lymphocytes T et réduire les réponses immunitaires contre certains cancers.

Toutes ces recherches sont à la fois passionnantes et encourageantes car elles montrent à quel point nous devons élargir nos approches théoriques et ne pas craindre d'explorer des hypothèses iconoclastes et improbables pour comprendre les mécanismes fondamentaux du cancer, maladie multiforme et systémique dont la complexité et la capacité d'adaptation sont redoutables. S'agissant de cette discipline en plein essor de la neuro-oncologie, il n’y a désormais plus aucun doute qu'elle est en train de venir compléter de manière très utile la panoplie thérapeutique de plus en plus variée et efficace contre les cancers. Et nous pouvons espérer qu'en utilisant toutes les ressources des nouveaux outils d'IA appliqués à la pharmacologie, la recherche sera en mesure d'identifier et de repositionner rapidement tous les médicaments agissant sur le système nerveux, susceptibles de pouvoir également combattre le cancer...

René TRÉGOUËT

Sénateur honoraire

Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat

e-mail : tregouet@gmail.com

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