Edito : De Borges à Google : le rêve d'une bibliothèque universelle devient réalité
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Fin 2004, Google a annoncé son projet pharaonique consistant à numériser, d'ici 10 ans, les dizaines de millions de livres contenus dans les plus grandes bibliothèques anglo-saxonnes. Même si Google reste très discret sur les technologies qui vont être mises en oeuvre pour cette numérisation d'ouvrages d'une ampleur sans précédent, ce projet ne devrait pas a priori poser de problèmes techniques majeurs mais représente en revanche un véritable défi quant à la logistique nécessaire pour manipuler les ouvrages. Le but de cette opération, dont le coût total est estimé à 200 millions de dollars, est de rendre accessibles gratuitement, sur le Net, les millions d'ouvrages ainsi numérisés.
Ce projet, baptisé Google Print, a rencontré un accueil très favorable aux Etats-Unis et peut déjà compter sur la collaboration active des bibliothèques de trois universités américaines, Harvard, Michigan et Stanford, de la New York Public Library et de la Bodleian Library, rattachée à l'université d'Oxford, au Royaume-Uni. Au total, c'est plus de 50 millions de volumes représentant plus de 15 milliards de pages qui devraient être numérisés d'ici 2015 !
Les livres seront numérisés en mode texte et non en mode image. Un tel choix technologique permettra d'effectuer des recherches en texte intégral dans les pages des ouvrages numérisés et d'y retrouver certains mots ou expressions. Ce n'est pas le seul avantage du mode texte : les documents ainsi mis en ligne sont moins volumineux, plus souples d'utilisation et accessibles aux internautes connectés à bas débit. Les premiers projets de bibliothèques en ligne ont, au contraire, plutôt exploité le mode image. C'est le cas de Gallica, la bibliothèque virtuelle de la Bibliothèque nationale de France (BNF), qui dispose à ce jour d'environ 80 000 ouvrages en ligne.
En outre, malgré le recours au mode texte, l'interface graphique de Google Print permettra de présenter l'ouvrage, page par page, sous un aspect proche de l'original. Le travail de numérisation sera effectué sur place, dans chacune des bibliothèques. Google conservera une copie digitale de chaque oeuvre et en remettra une seconde à ses partenaires, qui pourront l'utiliser comme bon leur semble, y compris autoriser le téléchargement et l'impression de certains textes à partir de leur propre site Web. Depuis n'importe quel ordinateur, les internautes pourront consulter intégralement ces ouvrages, en mode texte. En revanche, ils n'auront pas la possibilité de les télécharger, de les sauvegarder ni de les imprimer depuis le site Google, qui a désactivé les fonctions copie et impression.
En Europe, le moins que l'on puisse dire est que ce projet suscite de nombreuses interrogations, surtout en France où l'on redoute la domination d'une vision américaine du monde. C'est ainsi que Jean-Noël Jeanneney, le président de la Bibliothèque nationale de France (BNF) et ancien secrétaire d'État à la Communication, a récemment déclaré " Les critères de sélection de Google seront puissamment marqués car toute entreprise de ce genre implique des choix drastiques. S'affirme ainsi le risque d'une domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde". Il souhaite donc, à juste titre, que l'Europe se lance dans un projet similaire à celui de Google.
Il est vrai que si le projet de Google suscite tant de réactions sur notre vieux continent c'est aussi parce qu'il éclaire d'une lumière cruelle notre retard en matière de numérisation du savoir. Aujourd'hui seule une part infime des ouvrages contenus dans les grandes bibliothèques européennes a été numérisée et est disponible librement sur le Net. En ce qui concerne la France, la situation n'est pas plus brillante et notre pays commence seulement à se donner les moyens de numériser ses grandes bibliothèques et leurs fonds d'une exceptionnelle richesse.
Bien sûr, nous ne devons pas être naïfs et même si l'entreprise de Google ne dissimule pas un affreux complot ourdi par Coca Cola et Hollywood pour nous imposer la suprématie culturelle américaine, il est certain que Google n'est pas entièrement désintéressé dans cette aventure et va chercher à rentabiliser et à exploiter ce lourd investissement. Il faut pourtant remettre le coût de ce projet en perspective. Google Print devrait coûter environ 150 millions d'euros sur 10 ans. Cette somme peut sembler importante mais en réalité, et au risque de choquer, je dirai qu'elle est presque insignifiante au regard de l'enjeu politique et culturel que représente ce projet de bibliothèque virtuelle universelle. Le coût de ce projet représente en effet moins de 0,25 % du budget annuel de l'Union européenne et moins du millième des dépenses de l'Etat en 2005 !
A qui fera-t-on croire que l'Europe est incapable, si elle en a la volonté politique, de mettre en oeuvre un projet d'un ampleur comparable à celui de Google afin de numériser en quelques années l'essentiel du contenu de ses grandes bibliothèques ?
Au lieu de voir dans ce projet de Google la main de l'impérialisme culturel américain, d'adopter une position défensive et d'en rester au stade des incantations et des procès d'intention, il serait beaucoup plus efficace et constructif de nous donner les moyens politiques et budgétaires, au niveau national mais surtout au niveau européen, de mettre en oeuvre rapidement un projet de bibliothèque virtuelle européenne aussi ambitieux que celui de Google en nous appuyant sur l'extraordinaire patrimoine culturel de notre continent mais également sur sa diversité linguistique qui constitue un atout culturel capital face à l'unilinguisme anglo-saxon.
Il est peut être temps que notre pays sorte enfin de cette schizophrénie permanente qui consiste à dénoncer avec violence l'hégémonie économique, technologique et culturelle américaine sans jamais se donner les moyens et les ambitions politiques de contrer efficacement les Etats-Unis sur ces domaines effectivement stratégiques que sont la recherche, l'innovation, la sécurité collective et bien sûr l'accès à la culture et au savoir.
Dans sa géniale et prophétique nouvelle intitulée « La bibliothèque de Babel et écrite il y a plus de 70 ans, le grand écrivain José Luis Borges imagine une bibliothèque totale, contenant un nombre infini de livres, en apparence tous plus incohérents les uns que les autres. Chaque livre de la Bibliothèque est constitué de 410 pages, chacune de 40 lignes de 80 signes. L'alphabet original comprend 22 lettres, le point, la virgule et l'espace.
La bibliothèque imaginée par Borges est une métaphore de l'univers avec ses dimensions mystérieuses, inépuisables et à jamais irréductibles à une compréhension totale. Dans la bibliothèque de Borges, chaque livre renvoie à une infinité d'autres livres, tel un jeu de miroir sans fin : « Et si la bibliothèque contenait tous les mondes » écrit Borges. 50 ans avant l'avènement du Web, Borges avait déjà inventé le concept d'hyperlien et d'hypertexte, et pressenti l'avènement des mondes virtuels !
Nous avons aujourd'hui la possibilité de construire un espace virtuel ouvert, vivant et ubiquitaire qui permettrait à chacun non seulement d'accéder à une bibliothèque universelle presque infinie, mais également d'établir une infinité de relations nouvelles et créatrices entre les livres et les concepts, et d'enrichir ainsi lui-même cet espace cognitif. Cette bibliothèque planétaire en ligne représente un saut sans précédent dans l'histoire de la connaissance et dans la démocratisation de l'accès au savoir, à condition toutefois qu'elle préserve la diversité culturelle et linguistique des peuples et des nations qui composent l'humanité.
Cette bibliothèque virtuelle universelle pourrait également donner un nouveau souffle au livre électronique et permettre enfin le décollage de ce nouveau médium qui en est le prolongement numérique naturel. Lancé à grand renfort de publicité en mars 2001 au Salon du livre, le livre électronique français n'a jamais réussi à conquérir le grand public, alors qu'il s'agit pourtant d'un concept aux extraordinaires potentialités. Les raisons de cet échec sont multiples : problèmes récurrents de droits d'auteur, catalogue insuffisant, guerre des formats et des standards, prix trop élevé, poids excessif, et manque d'ergonomie.
Mais s'il devenait possible, à l'aide d'un livre électronique au confort de lecture amélioré, d'accéder gratuitement et facilement, via le Net, non pas à quelques milliers de livres, mais à plusieurs dizaines de millions d'ouvrages, libres de droits et numérisés dans le même format, le livre électronique pourrait se banaliser très rapidement et devenir une nouvelle passerelle d'accès universelle au savoir et à la culture. Nous aurions alors réalisé le rêve de Borges d'un livre qui contient tous les livres.
Si nous ne voulons pas, pour reprendre un célèbre slogan publicitaire, que dans quelques années les Etats-Unis puissent dire au monde entier « La bibliothèque universelle, Borges l'a rêvée, Google l'a fait », il appartient à l'Europe de se mobiliser, comme elle a déjà su le faire avec succès dans d'autres domaines scientifiques ou industriels, pour réaliser une grande bibliothèque virtuelle européenne digne de ce nom. Celle-ci sera non seulement un outil d'accès à la connaissance irremplaçable mais aussi un facteur essentiel de compétitivité dans l'économie numérique mondialisée ainsi qu'un puissant moteur dans l'accélération de la construction politique et culturelle de l'Europe.
René Trégouët
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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